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LA NOUVELLE CARTHAGE

dame Saint-Fardier. Athanase et Gaston tenaient de leur mère des traits agréables, une distinction native, mais ils n’étaient guère plus intelligents que le baron la Bellone, leur aïeul, et les débordements paternels les avaient marqués de ces stigmates qu’effaçaient les rois de France.

Pour Saint-Fardier ces piteux rejetons constituaient un blâme, un remords vivant. Il les prit en horreur dès leur berceau, mais sa répugnance l’emportant sur la haine, jamais il n’osa les battre. Il les tenait à distance, les confiait à des étrangers ou les abandonnait à eux-mêmes, les bourrait d’argent de poche, les faisait voyager, cela afin de les voir le moins possible. Ils finirent par vivre de leur côté, comme lui du sien, par prendre leurs repas et par loger au dehors, par le traiter comme un simple banquier, et même par ne plus avoir affaire qu’au caissier de la fabrique. Ce ne fut pas de sa faute s’ils ne tournèrent pas en affreux gredins et s’ils ne représentèrent que des viveurs infatués de leur personne, mais pas méchants. Au reste, ils rendaient à leur père mépris pour dégoût. Malgré leur idiotie, ils ne pouvaient lui pardonner ce qu’ils avaient vaguement appris sur la fin de leur mère. Les allures de maquignon du Pacha les faisaient rougir. Ils évitaient de parler de lui, fréquentaient chez des patriciens en se recommandant du nom de leur mère, et se faisant appeler Saint-Fardier de la Bellone.

À la fois blasés et candides, poupins et ridés, jeunets et caducs, leur aspect rappelait à Laurent la mise qu’il avait lui-même le jour des Saints-Innocents, lorsque la bonne Siska lui grimait le visage et le déguisait en vieillard.

Mais les jeunes Saint-Fardier n’arrêtèrent pas longtemps l’attention de Laurent !

La cloche sonnait le départ ; on avait retiré la passerelle, la machine s’étirait les membres, et tout le monde, empressé de se rendre à bord, se casait de son mieux sur le pont à l’avant, tendu d’une toile pour protéger les passagers de première classe contre les ardeurs indiscrètes du soleil d’août.

Le temps servait à souhait les excursionnistes. Pas un nuage dans le ciel d’un bleu éteint de turquoise.

Le large fleuve olivâtre et blond avait son aspect dominical. Vers le Nord, en rade et dans les bassins, les grands navires de commerce, voiliers et vapeurs reposaient, délaissés par le gros de leurs équipages. Manœuvre et manéage étaient suspendus. Les brigades de débardeurs chômaient. C’est tout au plus si on achevait de charger un navire devant gagner la mer dans l’après-midi. Il n’y avait d’autre mouvement sur le fleuve que celui des embarcations de plaisance, des canots de « bal-