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LA NOUVELLE CARTHAGE

Dans le monde on ne l’aimait pas, mais on le recherchait assidûment ; on le craignait et pourtant c’était à qui s’effacerait pour le mettre en avant. Par sa fortune, son activité, son entregent il avait conquis un réel ascendant, une prépondérance capitale non seulement dans le domaine des affaires, mais il était en train de se tailler un rôle dans la politique et même dans ce qui s’entreprenait à Anvers sous couleur d’art et de littérature. Il affichait la plus complète tolérance, prônait les idées larges, se disait cosmopolite, libre-échangiste, utilitaire, jurait par Cobden et Guizot, affectait en affaires des allures de yankee, mais sorti de l’atmosphère du négoce, exagérait en société l’étiquette, la tenue, le genre des parfaits gentlemen anglais.

Il s’en fallait cependant que l’origine du personnage et de sa fortune, que son passé cadrât avec son prestige actuel. Des histoires véridiques mais étranges et inquiétantes comme des légendes, couraient sur son compte. Avec un flegme et une sérénité parfaite il venait d’attirer l’attention de Gina sur le chantier Fulton. Et pourtant la vue seule de ces lieux eût dû le navrer ou du moins l’irriter, mêlés qu’ils étaient à de déplorables pages de sa vie.

Autrefois, il y avait des années de cela, son père était directeur de ces mêmes chantiers lorsque les abus inouïs, les actes monstrueux qui s’y commettaient vinrent au grand jour.

Cédant on ne sait à quelle perversion de la fantaisie, assez rare chez les gens du peuple, les ouvriers du chantier s’amusaient à martyriser leurs jeunes apprentis, en les menaçant de tortures plus atroces encore et même du trépas, s’ils s’avisaient de divulguer, ces abominables pratiques. Les souffre-douleurs, terrorisés comme les fags des anciens collèges anglais, ne parvenaient à échapper à ces cruautés qu’en abandonnant à leurs bourreaux le gros de leur salaire. À la fin pourtant l’affaire transpira.

Le scandale fut immense.

La bande des tortionnaires défila devant le tribunal et tant que dura leur procès, un extraordinaire déploiement de gendarmes et de militaires eut peine à les protéger contre d’expéditives représailles populaires, surtout contre la fureur des femmes tournées en euménides, dont les ongles les auraient réduits en bouillie. C’est aussi que les débats avaient révélé des mystères abominables : simulacres de crucifiement, flagellations en masse, noyades consommées jusqu’à la dernière extrémité, ébauches d’auto-da-fé. Des enfants enterrés des heures, jusqu’au cou ; d’autres obligés de manger des choses