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LA NOUVELLE CARTHAGE

dégoûtantes ; d’autres encore forcés de se battre quoiqu’ils n’entretinssent aucune animosité.

La justice écarta toute présomption de complicité directe de M. Béjard père avec ses subalternes, mais la négligence et l’incurie du directeur ressortirent d’une façon accablante. La compagnie l’ayant cassé aux gages, la conscience publique ne se déclara pas encore satisfaite et, confondant le père Béjard avec les brimeurs condamnés aux travaux forcés, elle lui fit quitter la ville. Une circonstance établie par toutes les dépositions contribua à cet ostracisme. Le fils du directeur disgracié, alors un collégien d’une quinzaine d’années, avait présidé plus d’une fois à ces spectacles et, au dire des acteurs, en y prenant un certain plaisir. Peu s’en fallut que dans son effervescence l’auditoire ne réclamât l’emprisonnement du sournois potache qui s’était bien gardé de dénoncer à son père ceux qui lui procuraient de si palpitantes récréations.

Après vingt-cinq ans on apprit que le fils Béjard revenait dans sa ville natale. Son père s’était enrichi au Texas et lui avait laissé des plantations importantes de riz et de cannes à sucre, des domaines immenses comme un royaume, cultivés par une armée de noirs. À la veille de la guerre de sécession Freddy Béjard liquida une partie de ses biens et en plaça le produit sur les principales banques d’Europe. Il resta pourtant en Amérique au début de la campagne, moins par solidarité avec les esclavagistes que pour défendre le reste de ses propriétés. Il fit le coup de feu, en guérillero, dans la prairie, contre les hommes du Nord. Enfin, après la pacification, plusieurs fois millionnaire malgré de grosses pertes, il rentra à Anvers songeant peut-être à venger son nom des éclaboussures et des tares du passé.

Voilà ce qu’on savait de plus clair sur Béjard et ses commencements, et c’est ce qu’il en avouait lui-même, avec une certaine jactance, dans ses moments de belle humeur.

Son faste de nabab, les magnifiques entreprises par lesquelles il collaborait à la prospérité extérieure de sa ville natale, lui ouvrirent toutes les portes, du moins celles du monde, assez mêlé, des négociants, car l’aristocratie et l’autochtone bourgeoisie patricienne le tinrent en aussi piètre considération que le menu peuple.

Si les flatteurs du succès, admirateurs des « malins » et des élus de la chance, les brasseurs d’affaires, les spéculateurs s’inclinant devant le million d’où qu’il provienne, oublièrent ou enterrèrent le passé, les castes plus essentiellement locales, la population stable, les Anversois de vieille roche se remémoraient, eux, les scandales anciens et vouaient à Freddy Béjard un mépris et une antipathie invétérée.