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LA NOUVELLE CARTHAGE

sa méprise, c’est un petit parent pauvre des Dobouziez… On l’expédie demain à l’étranger et c’est sans doute là ce qui le rend si taciturne !

— Compris ! fit Béjard ne prétendant point, par cette exclamation, pénétrer la nature des impressions de l’orphelin, mais approuver simplement l’isolement dans lequel on le laissait. Et, rassuré sur l’identité de cette non-valeur, il cessa de s’en occuper.

Dans l’ordre des probabilités le petit passager de l’arrière ne possédait aucun titre à l’attention du Crésus. Et pourtant s’il avait prévu le rôle décisif que cette non-valeur jouerait dans son existence ! Les autres passagers renseignés sur Laurent dans des termes aussi indifférents ne lui accordèrent guère plus d’attention. Il ne s’apercevait pas de ce dédain aujourd’hui. Il se réjouissait de pouvoir s’imprégner, à son aise, des effluves du terroir aimé.

La cousine Lydie en robe vert d’eau garnie de lierre comme une tonnelle ambulante, s’essoufflait à morigéner la valetaille qui accompagnait la société avec des paniers bourrés de provisions. Le cousin Guillaume conférait avec Béjard, Saint-Fardier et l’éminent avocat Vanderling. Si ces hommes graves faisaient à l’Escaut l’honneur de le regarder, c’était pour invoquer les avantages qu’une société de capitalistes retirerait d’une fabrique d’allumettes chimiques ou d’un magasin de guanos établi sur ses rives.

Régina vêtue de mousseline rose thé, la tête bouclée coiffée d’un large chapeau de paille retroussé à la Lamballe, formait le centre et l’âme d’un cercle de jeunes filles qu’elle amusait par de piquantes remarques sur le groupe des jeunes gens au milieu desquels trônaient les frères Saint-Fardier. Ceux-ci s’approchaient parfois des rieuses et leur débitaient quelque déplorable galanterie. Les petites Vanderling, deux blondes caillettes, potelées et fort affriolantes, leur avaient, comme ils disaient, « tapé dans l’œil ».

Le yacht accota d’une façon irréprochable au pied du débarcadère d’Hemixem. À terre, le programme s’accomplit sans accroc. Pendant la promenade les excursionnistes s’informaient principalement du nom des propriétaires des villas et des châteaux. Les jeunes gens estimaient la contenance des écuries ; les jeunes filles se récriaient devant les beaux cygnes si blancs et aussi devant les roses si roses. Et comme toute la troupe s’arrêtait avec quelque respect devant une grille dorée au bout d’une avenue seigneuriale, à travers laquelle on apercevait, au delà d’une pelouse, un bijou de pavillon renaissance :