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LA NOUVELLE CARTHAGE

De plus, les récits qui avaient passé l’océan ajoutaient des torts plus récents à la compromettante affaire du chantier Fulton.

Ainsi, on alla jusqu’à prétendre qu’enragé de la victoire des Américains du Nord dont la campagne abolitionniste entamait sa fortune, loin de rendre, après la conclusion de la paix, la liberté à ses esclaves, il les avait vendus à un négrier espagnol des Antilles, et que c’était même pour avoir éludé ainsi les décrets du vainqueur qu’il dut quitter sa seconde patrie. D’après une autre version, plutôt que de se conformer au décret d’affranchissement des noirs, il avait abattu les siens jusqu’au dernier.

Les commerçants traitaient toutes ces histoires de contes de vieille femme inventés par les envieux et les adversaires politiques du parvenu. M. Dobouziez, lui-même, sans s’éprendre pour Béjard d’une sympathie qu’il n’entrait d’ailleurs pas dans ses habitudes de prodiguer, ne pouvait admettre qu’on rendît l’entreprenant et courageux armateur responsable d’une faute ou plutôt d’un accident expié assez durement par son père. Saint-Fardier, lui, éprouvait pour ce hardi bougre de Béjard une admiration de connaisseur, il ambitionnait même de lui servir de limier féroce et fidèle car il tenait de ces blood hounds au moyen desquels les planteurs traquent leurs nègres fugitifs. Au fond il s’impatientait des scrupules du correct Dobouziez ; son véritable associé eût été Béjard.

Laurent n’avait jamais vu celui-ci ; il ignorait ce qui se racontait sur son compte. Et pourtant un malaise indicible s’empara de lui en présence de cet homme. Il eut un pressentiment douloureux, son cœur se contracta et lorsqu’il se détourna de l’armateur pour reprendre sa contemplation du paysage, les rives lui parurent dégager une fatidique tristesse.

Au moment où le chantier Fulton allait disparaître derrière un tournant de l’Escaut, l’appareil compliqué des charpentes entourant la rouche du navire en construction revêtit l’apparence d’un énorme squelette auquel adhéraient çà et là des lambeaux de chair et de vêtements calcinés. Mais cette illusion sinistre ne dura qu’une seconde et le charme d’autres sites rassura l’humeur, momentanément troublée de Paridael.

On s’était dispensé de présenter Laurent au propriétaire du yacht. Béjard jeta plusieurs fois un regard aigu et méfiant à ce gamin un peu embarrassé de ses vêtements tout neufs et qui, se tenant à l’écart, contemplait avec obstination la nature flamande trop plane et trop peu accidentée au gré des touristes de profession. L’armateur s’était même informé de cet intrus, prêt à stopper et à le faire déposer à terre :

— Laissez, lui dirent les élégants Saint-Fardier en riant de