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LA NOUVELLE CARTHAGE

santes tailleuses ont à subir de mauvaise humeur, de mouvements d’impatience, de caprices de la part de leurs belles clientes leur sera compté dans le paradis, et, en attendant, en gros billets de mille francs sur cette terre.

Ceux qui donnent la fête ne sont pas moins enfiévrés que ceux qui y sont priés. Félicité n’a jamais été plus désagréable. Elle exerce son autorité tyrannique sur le renfort de domestiques et d’ouvriers chargés des préparatifs. Mme Dobouziez ne tient plus en place ; son embonpoint croissant la désolait : grâce à ce remue-ménage et à cette gymnastique, elle perdra quelques livres. Gina et le cousin Guillaume se montrent les plus raisonnables. Ils ont arrêté, à deux, la liste des invités. Gina est radieuse, le mal qu’on se donne autour d’elle la flatte ; de temps en temps elle daigne approuver.

Ce bal, ce bal monstre défraie même les conversations des commis de la maison, et il n’est pas jusqu’aux ouvriers de la fabrique qui n’en parlent aux heures de trêve, en buvant leur café froid et en retirant le « briquet » de leur musette. Ces braves gens ne savent pas au juste ce qui va se passer, mais depuis quelques jours c’est sous le porche de l’entrée une telle procession de tapissières, de cartons, de bottes, de caisses, que les natures les moins badaudes sont distraites de leur labeur.

Heureusement, Laurent est en pension, car il ne trouverait plus place dans sa mansarde !

Une invitation est parvenue aux trois premiers commis : au teneur de livres, — l’homme des plaisirs de la campagne ! — au caissier et au correspondant. Cela flatte la corporation des plumitifs, et le saute-ruisseau lui-même ressent quelque orgueil de la faveur échue à ses supérieurs hiérarchiques. Ces trois élus représenteront leurs collègues. Entre les heures de besogne, quand on sait Dobouziez dans la maison, ces messieurs discutent sérieusement des points d’étiquette, de convenances, de tenue. Les trois privilégiés consultent d’abord leurs camarades sur la rédaction de la lettre à envoyer à M. et Mme Dobouziez. Faut-il l’adresser à Madame ou à Monsieur ? D’accord sur cette formule, il s’agit de s’entendre sur d’autres points d’étiquette. Les gants seront-ils paille ou gris perle ? Mettra-t-on une fleur à la boutonnière ? Faut-il oui ou non parfumer son mouchoir ? Le saute-ruisseau ayant parlé de patchouli comme d’un bouquet très aristocratique, a soulevé un tel haro, que, depuis, il n’ose plus risquer une remarque. Et après ? Fait-on une visite ? Et à quel moment ? Oh, après, nous verrons ! dit le caissier, l’ami des champs, l’homme au petit bois de sapins.

C’est la veille… c’est le jour… c’est le soir même de la fête.