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LA NOUVELLE CARTHAGE

Le parquet ciré, les lustres allumés ; les larbins, en mollets, à leur poste. À neuf heures, dans la rue tortueuse et mal pavée conduisant à la fabrique se risque un premier équipage, puis un second, puis il se forme une véritable file. On dirait d’un longchamps nocturne.

Le vilain fossé stagnant que, le choléra passé, ses maîtres ne songent plus à combler, ne fut jamais côtoyé par cavalcade pareille. Dans son ahurissement, il en oublie d’empoisonner l’air hivernal.

Les commères, leurs poupons sur les bras, s’amusent au seuil de leurs masures, à voir défiler les voitures et s’efforcent vainement de discerner au passage, dans l’ombre, derrière les glaces embuées, les belles dames blotties dans ces chambrettes roulantes. Mais les pauvresses n’aperçoivent que les feux des lanternes, le miroitement des harnais, l’éclair d’une gourmette, un galon d’or au chapeau d’un cocher. Les bêtes hennissent et envoient dans la nuit leur haleine blanche. La petite madone du carrefour, réduite pour tout luminaire à une vacillante veilleuse, a l’air aussi pauvre, aussi humble que son peuple de béats.

La fabrique ne chôme pas, cependant. La brigade de nuit a remplacé les travailleurs du jour et s’occupe d’alimenter les fourneaux, car les matières ne peuvent refroidir. Pendant que vos maîtres s’amusent, trimez et suez, braves prolos !

En descendant de voiture sous le porche, les invités emmitouflés ont un moment, devant eux, au fond de la vaste cour noire, la vision des murailles usinières et entendent le mugissement sourd des machines assoupies, mais non endormies, et une odeur de graisse intrigue leurs narines. Mais déjà la grande porte vitrée s’ouvre sur le vestibule encombré de fleurs et d’arbrisseaux et les bouches à chaleur leur envoient dès l’entrée de tièdes et caressantes bouffées.

Les trois messieurs du bureau sont arrivés les premiers. Sous les armes, dès l’après-midi, ils ont loué, à frais communs, un beau coupé de remise, quoique la fabrique se trouve à un quart d’heure seulement de leur logis. Il s’agit de représenter dignement le bureau. Ils laissent leurs paletots au vestiaire, très confus des prévenances que leur témoignent des messieurs, les favoris en côtelettes, mis comme des invités. Il faut même que les huissiers insistent avant que les trois amis consentent à accepter leurs bons services.

Mme Dobouziez, qui achevait sa toilette, s’empresse de descendre au salon. Un larbin annonce le trio et l’introduit. La dame fait un mouvement pour se porter à la rencontre de ces arrivants trop exacts. Leurs noms ne lui disent rien,