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LA NOUVELLE CARTHAGE

poissy. S’il est seul, après deux minutes, il s’informera, d’un air inquiet, de son maître Béjard. À la suite de son protecteur, il est parvenu à se faufiler partout. Ce sous-ordre ne répugne à aucune des commissions dont le charge l’omnipotent armateur. Il méprise les gens avec qui Béjard ne fraie point, exagère sa morgue, fait siennes ses opinions. Doucereux, gnangnan, prud’hommesque, poisseux, lorsque Éloi Dupoissy ouvre la bouche, on dirait d’une carpe mélomane qui se donne le la pour chanter une ode de Béranger. Venu de Sedan, il se fait passer pour négociant en laine. Caractéristique : il parle du petit pays qui l’héberge sur ce ton de protection indulgente si crispant chez les sujets de la grande nation. Il se croit chez lui comme Tartufe chez Orgon ; se mêle de tout, découvre les gloires locales, fulmine des anathèmes littéraires, envoie des articles aux journaux.

En France, pays de centralisation à outrance, le drainage des valeurs, vers Paris, est formidable. Fatalement il n’existe province plus plate et plus mesquine que la province française et c’est de cette province-là que le Dupoissy s’est exilé pour initier les Anversois à la vie intellectuelle et contribuer à leur rénovation morale. Terrible tare pour un homme de société, un mondain aussi répandu : M. Dupoissy empoisonne de la bouche, au point que Mme Vanderling, la Parisienne, traitant de très haut ce Français de la frontière, veut qu’il ait avalé un rat mort.

Il a beau combattre ces effluences pestilentielles par une forte consommation de menthe, de cachou et d’autres masticatoires, la puanteur se combine à ces timides arômes, mais, pour les dominer, et elle n’en devient que plus abominable.

Dupoissy ne dansera pas, mais pendant que son patron polke, non sans souplesse de jarret, avec Mlle Dobouziez, il vante auprès de la galerie le pouvoir de Terpsichore et avec des mines confites et gourmandes de calicot obèse, il se rappelle son jeune temps. Et il parle dévotement du beau couple formé par M. Béjard et Régina ; cela lui évoque, entre autres allégories neuves, la Beauté activant l’essor du Génie. De pareils efforts poétiques l’altèrent et l’affament, aussi profite-t-il de l’absence du maître pour faire de fréquentes visites au buffet et mettre l’embargo sur tous les rafraîchissements et comestibles en circulation.

Le bal s’anime de danse en danse. Les trois commis présentés à quelques jeunes filles, peu riches, de fonctionnaires envers qui les Dobouziez ont des obligations, s’acquittent consciencieusement de leur tâche, et ces jeunes personnes, étant aussi jolies et plus aimables que les héritières opulentes, les