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LA NOUVELLE CARTHAGE

Cependant, les petits crayons coquets ont fini de courir sur le bristol satiné des carnets de bal ; les belles enfants se montrent l’une à l’autre, en chuchotant, la liste de leurs engagements et se jalousent en secret d’y retrouver le même nom, et se rassurent en le rencontrant moins souvent sur le carnet de la petite amie.

MM. Saint-Fardier jeunes sont très demandés. Ils tutoient tous les hommes et sont amoureux de toutes les jeunes filles. Mais ce sont tout de même les petites Vanderling qui leur « tapent le plus dans l’œil ». La bouche et le gilet en cœur, ils ont fait provision de mots qu’ils cherchent à placer. « C’est presque aussi bien que le dernier bal chez le comte d’Hamberclina ! » daignent-ils dire de la soirée.

M. Saint-Fardier, père, mal à l’aise dans son habit, pérore et gesticule comme s’il entreprenait les ouvriers de la fabrique.

Angèle et Cora portent avec une désinvolture presque garçonnière des toilettes ébouriffantes et à effet, composées par leur mère, Mme Vanderling, fille d’un gros ébéniste du faubourg Saint-Antoine, à Paris, et qui professe pour la province et le négoce un dédain des plus aristocratiques. Elle n’admire que Gaston et Athanase Saint-Fardier de la Bellone, du moins élevés à Paris, ceux-là ! et depuis que ces muscadins ont paru distinguer ses filles, elle pousse résolument Angèle et Cora de leur côté. Provocantes, capiteuses, stylées par la Parisienne, — c’est ainsi qu’on surnomme Mme Vanderling — une maîtresse-femme, une matrone rouée comme une procureuse, les petites ne laissent plus de répit à leurs deux poursuivants et c’est presque le gibier qui traque le chasseur. Leur père, l’éminent Vanderling, un fort premier rôle des grandes représentations tribunalices, abandonne à sa femme le soin de pourvoir les deux fillettes et, retiré dans le petit salon de jeu, raconte entre deux parties de whist, le crime passionnel dont il aura à défendre l’auteur. « Ah ! une affaire d’incontestable ragoût, du Lord Byron, quoi ! Lara ou le Corsaire transporté dans la vie réelle ! » fait-il en passant la main dans sa longue barbe d’apôtre avec un geste que lui apprit un vétéran du barreau français exilé à Anvers sous l’Empire.

Voici M. Freddy Béjard, accompagné de M. Dupoissy, son familier, son ombre, son homme de paille, disent les méchantes langues. M. Dupoissy est la planète qui ne reçoit de chaleur et de lumière que du soleil Béjard. Ce qu’il est, il le doit au puissant armateur. Les commerçants seraient assez embarrassés de déterminer la « partie » dont s’occupe Éloi Dupoissy. Fait-il — c’est l’expression consacrée — dans les grains, les cafés, les sucres ? Il « fait » dans tout et dans rien. Accostez Du-