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LA NOUVELLE CARTHAGE

poursuivit pas ses études, il en savait assez pour se perfectionner sans le secours des maîtres. Attelé au métier paternel, il augmenta la chalandise par son bagout, sa belle humeur, son esprit acéré, sa faconde goguenarde. Dans la petite bourgeoisie florissaient alors, et encore de notre temps, les « sociétés » de tout genre, politiques, musicales, colombophiles, etc. Bergmans, qui exerçait déjà un ascendant irrésistible sur ses condisciples, n’eut qu’à se présenter dans une de ces associations pour être porté d’emblée à la présidence. Dès ce moment la politique le requérait, mais une politique large, essentiellement inspirée des besoins du peuple et spécialement adaptée au caractère, aux mœurs, aux conditions du terroir et de la race. Il prit l’initiative d’un grand mouvement de rénovation nationale, dans lequel la vraie jeunesse se jeta à sa suite. Mais les hautes visées ne le détournaient pas du soin de son avenir matériel. La fortune lui était favorable. Il plut au vieux Daelmans-Deynze, cet Anversois de vieille roche, qui lui avança le capital nécessaire pour étendre son commerce. Délaissant la poissonnerie, le jeune Bergmans, après un stage profitable chez son protecteur, se lança dans le grand négoce, notamment dans les affaires en grains. Il devint riche sans que sa fortune nuisît à sa popularité. Il resta l’idole des petits tout en s’imposant à l’estime des gros bonnets et traita de puissance à puissance avec les plus superbes des oligarques. Il prit la tête du parti démocratique et national.

Sans remplir encore de mandat, il représentait, à la vérité, une force plus réelle que celle des députés ou des édiles, élus par un corps d’électeurs restreint, et vaguement pourris d’influences exotiques. C’était en un mot un de ces hommes pour qui ses partisans, soit la majorité de la population autochtone et vraiment anversoise, se fussent jetés dans le feu, — un tribun, un ruwaert. Il avait l’esprit si droit, si lucide, tant de bon sens, une si grande aménité, qu’une nature plus délicate lui aurait pardonné ses légers défauts, par exemple sa forfanterie, ses gasconnades, sa partialité pour le clinquant et un léger prosaïsme, une certaine trivialité dans le langage. Le populaire ne l’en chérissait même que mieux, car il reconnaissait son propre défaut dans celles de son élu.

Ce tribun violent et souvent brutal devenait, dans le monde, un parfait causeur. Il parlait le français avec un accent assez prononcé, en traînant les syllabes et en y introduisant une profusion d’images, un coloris imprévu. Il exprimait son admiration aux femmes dans des termes souvent un peu francs, mais dont ces bourgeoises, saturées de conventions et de banalités, goûtaient la saveur rare tout en feignant de s’en effaroucher,