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LA NOUVELLE CARTHAGE

de donner sur les ongles au panégyriste et de le reprendre. Bergmans avait le barbarisme heureux et la licence toujours piquante.

Au bal, chez les Dobouziez, il ne démentit point sa flatteuse réputation de boute-en-train et de charmeur. Naturellement, son attention pour Gina fut grande. Il la voyait pour la première fois. Sous cette beauté fière, qui flattait son goût des nobles lignes, du sang généreux, des chairs bien modelées, il devina un caractère plus original et plus intéressant que celui des autres héritières. De son côté, Gina n’avait pas manqué de lui réserver une des danses tant convoitées. La physionomie ouverte et avenante de Bergmans, l’aisance et le naturel de ses allures, impressionnèrent cette fière jeune fille qui rencontrait pour la première fois un jeune homme digne de fixer son attention. En dehors de la correction et de la nouveauté de leur toilette, depuis longtemps Gina ne trouvait rien à apprécier chez les Saint-Fardier. Aussi ne songea-t-elle pas un instant à disputer l’un d’eux à ses petites intimes Angèle et Cora. Quant au cousin Laurent Paridael, ce balourd, cet inférieur ne pouvait prétendre tout au plus qu’à sa compassion.

Pendant la danse, Mlle Dobouziez engagea avec Bergmans une de ces escarmouches spirituelles dans lesquelles elle excellait ; mais cette fois elle trouva à qui parler ; le tribun parait les coups avec autant d’adresse que de courtoisie. À quelques reprises il riposta, mais comme à regret, en montrant le désir qu’il avait de ménager sa pétulante antagoniste. Plusieurs fois dans le cours de la soirée, on les vit ensemble. Même lorsqu’elle dansait avec d’autres, Gina tâchait de se rapprocher des groupes où se trouvait Bergmans et se mêlait à la conversation. L’intérêt qu’elle lui portait n’allait pas sans un peu de dépit contre ce garçon du peuple, ce révolutionnaire, cette sorte d’intrus qui se permettait d’avoir à la fois plus de figure et plus de conversation que tous les potentats du commerce. Au lieu de lui savoir gré de la modération qu’il mettait à se défendre contre ses épigrammes, elle fut humiliée d’avoir été épargnée, d’autant plus qu’au premier engagement elle avait reconnu sa supériorité. Dans chacun des traits renvoyés, à contre-cœur, par le jeune homme, il avait mis comme une révérence galante. Il piquait un madrigal à la pointe de ses épigrammes. Sentiment indéfinissable chez Gina ! Admiration ou dépit ? Peut-être de l’aversion ; peut-être aussi de la sympathie ! À un moment, se sentant trop faible, elle appela à la rescousse l’armateur Béjard, reconnu pour un des dialecticiens serrés de son monde. Elle offrait à Bergmans l’occasion de