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LA NOUVELLE CARTHAGE

— Ah oui, je suis un profane, un étranger, n’est-ce pas ? répliqua avec dépit le pseudo marchand de laines, au lieu de remercier son sauveteur. Il n’appartient qu’aux Anversois pur sang de ressusciter les antiques religions !

— Je ne vous le fais pas dire ! ajouta Bergmans, en riant.

On se séparait ; les invités regagnaient leurs voitures. Les ouvriers, nantis du pourboire, acclamaient, avec plus de conviction qu’à l’arrivée, les importants personnages. L’après-midi il devait y avoir grand bal au chantier pour tout le personnel ; on mettrait quelques tonneaux en perce. En exécutant les préparatifs de cette nouvelle partie du programme quelques-uns des compagnons fringuaient. Friands d’observation, Marbol et son ami Rombaut se promettaient de revenir l’après-midi avec Bergmans.

— Et vous, se hasarda de dire celui-ci à Régina, n’assisterez-vous pas aux ébats de ces braves gens ; à cette joie qui sera un peu votre œuvre ?

Elle eut une moue dégoûtée.

— Fi ! répondit-elle, je n’en aurai garde. C’est bon pour des démocrates de votre espèce. Vous vous entendriez parfaitement avec Laurent.

— Qui ça, Laurent ?

— Un cousin, très éloigné, — au propre et au figuré, car il est en ce moment en pension à quelque cent lieues d’ici… qui accorde, comme vous, de l’importance à ce monde commun… Mais il n’a pas même comme votre ami Marbol l’excuse de les peindre et de s’en faire de l’argent, ou, comme vous, la perspective de devenir président de la République et Ville libre d’Anvers.

Elle ne se rappelait Paridael que pour établir un rapprochement désobligeant, du moins dans sa pensée, entre Bergmans et le collégien. Elle en voulait un peu au tribun de ce qu’il ne se fût pas assez occupé d’elle pendant cette cérémonie et l’eût laissée tout le temps avec Béjard.

— Décidément, pensait Door, des abîmes d’opinions et de sentiments nous séparent ! Je ferai l’impossible pour les combler… Elle est assez intelligente et je lui crois au fond beaucoup de droiture ; si elle m’aimait, je l’aurais vite intéressée à mon œuvre, au but de ma vie. Je m’en ferais une alliée. Si elle m’aimait ! Car malgré sa hauteur et ses dédains, et sa soumission aux préjugés, je persiste à la trouver déplacée dans son monde. Elle vaut ou vaudra mieux que ses parents. Il doit y avoir place en elle pour de généreux mouvements et des pensées supérieures… Sa beauté et son instinct contredisent son éducation… Que ne puis-je la disputer à ces épouseurs richissimes qui rôdent autour d’elle !…