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LA NOUVELLE CARTHAGE

argent… Et tâchez que je n’entende jamais parler de vous !…

Laurent s’arrêta sur le seuil de la porte. Déjà M. Dobouziez s’était rassis devant sa table de travail et allait se remettre à la besogne comme si rien de grave ne s’était passé, comme s’il venait simplement de régler son compte à un commis congédié.

Cette attitude froissa Laurent et le rappela au sentiment de la situation. Depuis quelques secondes il se noyait, il abjurait la vie ; à présent il remontait à la surface :

— Eh bien, soit, pensa-t-il, autant nous séparer comme ça !

Il sortit. Dans la rue une gaîté nerveuse s’empara de lui, par réaction. N’était-il pas libre, émancipé, son propre maître. Plus de collège, plus de contrôle, plus de tutelle. Et surtout plus de remords, plus de jalousie, plus même d’amour ! Mme Béjard, croyait-il en ce moment, le détachait à tout jamais de Gina. Il répudiait sa cousine comme il eût rejeté loin de lui une fleur polluée par une limace.

— Dire que ces Dobouziez croient me punir en renonçant à s’occuper de moi ! se répétait le jeune exalté : « Et cette brute de Saint-Fardier ! Si je n’avais pas été assommé par cette nouvelle… je l’étranglais net ! »

En longeant le fossé de la fabrique : « Tu as beau parler, eau graisseuse, eau putride ! C’est le passé, mon passé, qui croupit au fond de ta vase huileuse… C’est un cadavre, c’est ma chrysalide que tu détiens. Ta nymphe est devenue Mme Béjard ! Cloaque pour cloaque, ô fossé de malheur, tu me parais moins dégoûtant que certains mariages ! »