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LA NOUVELLE CARTHAGE

En certain point des bassins, l’encombrement était tel que, vus de loin, mâtures et cordages des navires accotés semblaient s’enchevêtrer, se croiser, et évoquaient des filets aux mailles si serrées, qu’ils en offusquaient le rideau d’éther opalin où piquait quelque étoile hâtive, et faisaient rêver de toiles tissées par des mygales fabuleuses, où les fanaux multicolores et les constellations d’argent viendraient se prendre comme des lucioles et des lampires.

Prête à se reposer, la ruche commerçante se hâtait, redoublait d’activité, désireuse de finir sa tâche quotidienne. À des recrudescences de vacarme succédaient de subites accalmies. Les pics des calfats cessaient de battre les coques avariées ; les chaînes des grues des cabestans interrompaient leurs grincements ; un vapeur en train de geindre et de renacler se taisait ; les cris d’attaque, les mélopées rythmiques des débardeurs et des marins attelés à des manœuvres collectives, tarissaient subitement.

Et ces alternatives de silence et de tumulte s’étendant simultanément sur tous les points de la ville laborieuse, donnaient l’idée du soupir d’ahan dans lequel se soulèverait et s’abaisserait une poitrine de Titan.

Dans l’infini brouhaha, Laurent discernait des appellations gutturales, rauques ou stridentes, aussi fignolées que les mélancoliques sonneries de la caserne, tristes comme la force qui se plaint.

Et après chaque phrase du chœur humain retentissait un bruit plus matériel ; des ballots s’éboulaient à fond de cale, des poutrelles de fer tombaient et rebondissaient sur le dallage des quais.

En reportant ses regards, du fleuve sur la rive, Laurent aperçut une équipe de travailleurs réunissant leurs forces, pour mouvoir quelque arbre géant, de la famille des cèdres et des baobabs, expédié de l’Amérique. Leur façon de faire la chaîne, de se grouper, de se buter à ce bloc inerte, de jouer des épaules, des reins, de la croupe, auraient fait pâlir et paraître mièvres les bas-reliefs des temps héroïques.

Mais une odeur véhémente et compliquée, où se fondaient sueur, épices, peaux de bêtes, fruits, goudron, varech, cafés, herbages, et qu’exaspérait la chaleur, montait à la tête du contemplatif, comme un bouquet supérieur, l’encens agréable au dieu du commerce. Ce parfum taquinant ses narines sensibilisait ses autres sens.

Le carillon se remit à chanter. Planant au-dessus de l’eau, il parut à Laurent plus doux, plus tendre encore, lubrifié par une mystérieuse onction.