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LA NOUVELLE CARTHAGE

Les mouettes viraient, leur essor oblique prenait l’air en écharpe. Elles s’approchaient, s’éloignaient, revenaient encore, se livraient à une chorégraphie réglée par les rites élémentaires ; tour à tour attirées par l’eau, la terre et le ciel, jusqu’au moment où ces trois maîtres de l’espace s’embrasaient dans un même bain d’humide et grasse lumière vespérale…

À ce dernier prestige, Laurent se détourna, ébloui, perdant pied, attiré vers l’abîme. Il regarda de nouveau l’équipe du baobab ; puis avisa, plus rapproché de lui, un lourd camion attelé d’un cheval énorme, et le voiturier, attendant, à côté, que l’on chargeât son véhicule. Et sur la planche entre le char et le navire, le va-et-vient cadencé des plastiques débardeurs encapuchonnés, ployant le cou, mais non le torse, sous le faix, la croupe pleine modelée sur la poupe même du navire ; les jarrets musclés fléchissant très peu à chaque pas ; asseyant d’une main la charge sur les omoplates, l’autre poing à la hanche. Des dieux !

Une pyramide de ballots s’éleva graduellement sur le fardier. Le croc hideux de la grue hydraulique ne cessait de fouiller et de mordre les flancs du transatlantique et d’en retirer des monceaux de marchandises.

Non loin de là, opération contraire, au lieu de vider le ventre du vapeur, on le gavait sans relâche ; du charbon tombait dans ses soutes, des sacs et des caisses s’engouffraient dans les profondeurs insatiables de sa cale. Et ses pourvoyeurs suaient à grosses gouttes sans parvenir encore à apaiser sa fringale.

Ces manœuvres de force accomplies par une élite d’hommes suggéraient à l’observateur la grandeur et l’omnipotence de sa ville natale. Mais elles ne laissaient pas de l’effrayer, de l’intimider.

En ce moment où, enthousiaste, vierge de projets, il demandait de l’intimité, des avances, des effusions aux pierres mêmes de la cité, cet accueil au bord de la rade le froissait par son trop grand éclat.

— Serais-je encore une fois repoussé et tenu à distance ? se demandait l’orphelin.

Et voilà que, dans son appareil glorieux, Anvers lui incarna, à son tour, une non moins hautaine et triomphale créature. Se rendant un soir au théâtre, en grand apparat, sa cousine Gina était tellement éblouissante qu’une impulsion inéluctable le précipita vers elle comme un violent. Mais la radieuse jeune fille prévint ce mouvement d’adoration. Elle se rajusta, écarta, d’un geste distant, le candide idolâtre comme une poussière malpropre, et de sa voix désespérément égale, sans joie, sans même cette lueur de satisfaction que tout hommage, partit-il