Page:Eliot - Middlemarch, volume 1.djvu/180

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

corps, cette histoire est bien rarement menée à terme ; à peine même si elle existe jamais clairement dans l’esprit de ces hommes ! Peut-être leur ardeur pour un travail généreux et désintéressé s’est-elle peu à peu, imperceptiblement, refroidie, comme l’ardeur de toutes les autres passions de jeunesse, jusqu’au jour où la première nature revient, comme un fantôme, visiter son ancienne demeure et jeter sur tout ce qui l’a meublée depuis, comme une lueur spectrale. Il n’y a rien dans le monde de plus subtil que l’histoire de ce changement graduel dans le cœur des hommes. Il s’est, au commencement, insinué en eux à leur insu : c’est vous et moi, avec tant d’autres, qui avons peut-être infecté de notre souffle leurs aspirations de jeunesse, par l’expression de nos sentiments faux ou la sottise de nos axiomes ; ou peut-être encore ce seront les vibrations du regard d’une femme qui auront fait le changement.

Lydgate ne voulait pas devenir un de ces ratés ; et il y avait plus d’espoir à mettre en lui, parce que son ardeur scientifique avait pris bientôt la forme d’un véritable enthousiasme pour sa profession, il avait, dans le travail qui devait lui faire gagner son pain, une foi d’enfant, que ne put entamer son initiation nécessaire à ce qui s’appelle les années d’apprentissage. Il apporta dans ses études, à Londres, à Édimbourg, à Paris, la conviction constante que la profession médicale était, malgré tout, la plus belle de toutes, qu’elle offrait la plus parfaite union de la science et de l’art, l’alliance la plus directe de la conquête intellectuelle et du bien social. La nature de Lydgate avait besoin de ce double succès : c’était une nature propre à ressentir l’émotion, avec un sens profondément humain du lien fraternel qui unit tous les hommes et doit dominer de haut toutes les abstractions des études spéciales. Il ne s’inquiétait pas seulement des « cas » particuliers, mais aussi de Jean et de Jeanne… peut-être surtout de Jeanne.