Page:Eliot - Middlemarch, volume 1.djvu/522

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

n’en avait encore jamais ressenti depuis son mariage. Au lieu de larmes, ce furent des paroles qui lui échappèrent : « Qu’ai-je fait ? — Que suis-je ? — pour qu’il me traite ainsi. Jamais il ne sait ce qu’il y a dans mon cœur — il ne s’en inquiète jamais. À quoi sert tout ce que je pourrais faire pour lui ? Il voudrait ne m’avoir jamais épousée. »

Elle commença à s’entendre elle-même et retomba subitement dans le silence. Comme quelqu’un qui a perdu son chemin et que la fatigue accable, elle s’assit et embrassa d’un regard tous les sentiers de sa jeune espérance que plus jamais elle ne retrouverait. Et tout aussi clairement, dans une triste lumière elle vit sa propre solitude et celle de son mari, comment ils marchaient séparément chacun de leur côté, si bien qu’elle ne pouvait plus vivre en confiance auprès de lui. S’il l’avait attirée à lui, aurait-elle jamais pensé à l’observer ? Elle n’aurait jamais dit : « Est-il digne qu’on vive pour lui ? » Elle aurait senti seulement qu’il était une partie de sa propre vie. Et maintenant elle répétait amèrement : « C’est sa faute, ce n’est pas la mienne. » Dans le conflit de tout son être, la pitié disparaissait. Était-ce sa faute si elle avait cru en lui, en sa valeur morale ? Et qu’était-il au juste ? Elle était capable de l’estimer à ce qu’il valait, elle qui épiait en tremblant chacun de ses regards, qui enfermait comme dans une prison la plus belle partie de son âme, ne lui rendant que des visites cachées, afin d’être assez insignifiante pour lui plaire. Dans des crises comme celles-là, certaines femmes commencent à haïr.

Le soleil était bas déjà quand Dorothée se décida à ne pas redescendre, mais à envoyer dire à son mari qu’elle n’était pas bien et préférait rester chez elle. Jamais elle ne s’était laissé, de propos délibéré, dominer ainsi par son ressentiment ; mais elle croyait, cette fois, qu’il lui serait impossible de le revoir, sans lui dire la vérité sur ses sentiments, et il fallait attendre de pouvoir le faire sans être inter-