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AU BONHEUR DES DAMES.

avalait de grosses bouchées de pain, en épluchant le cou avec l’art infini d’un garçon qui avait le respect de la viande.

— Pourquoi ne réclamez-vous pas ? lui dit Baugé.

Mais il haussa les épaules. À quoi bon ? ça ne tournait jamais bien. Quand il ne se résignait pas, les choses allaient plus mal.

— Vous savez que les bobinards ont leur club maintenant, raconta tout d’un coup Mignot. Parfaitement, le Bobin’-Club… Ça se passe chez un marchand de vin de la rue Saint-Honoré, qui leur loue une salle, le samedi.

Il parlait des vendeurs de la mercerie. Alors, toute la table s’égaya. Entre deux morceaux, la voix empâtée, chacun lâchait une phrase, ajoutait un détail ; et il n’y avait que les liseurs obstinés, qui restaient muets, perdus, le nez enfoncé dans un journal. On en tombait d’accord ; chaque année, les employés de commerce prenaient un meilleur genre. Près de la moitié, à présent, parlaient l’allemand ou l’anglais. Le chic n’était plus d’aller faire du boucan à Bullier, de rouler les cafés-concerts pour y siffler les chanteuses laides. Non, on se réunissait une vingtaine, on fondait un cercle.

— Est-ce qu’ils ont un piano comme les toiliers ? demanda Liénard.

— Si le Bobin’-Club a un piano, je crois bien ! cria Mignot. Et ils jouent, et ils chantent !… Même il y en a un, le petit Bavoux, qui lit des vers.

La gaieté redoubla, on blaguait le petit Bavoux ; pourtant, il y avait sous les rires une grande considération. Puis, on causa d’une pièce du Vaudeville, où un calicot jouait un vilain rôle ; plusieurs se fâchaient, pendant que d’autres s’inquiétaient de l’heure à laquelle on les lâcherait le soir, car ils devaient aller en soirée, dans des familles bourgeoises. Et de tous les points de la salle immense partaient des conversations semblables, au milieu