Page:Emile Zola - L’Argent.djvu/107

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Après trente ans de travail, Sédille, qui était de Lyon et qui avait gardé là-bas des ateliers, venait enfin de faire de son commerce de soie un des mieux connus et des plus solides de Paris, lorsque la passion du jeu, à la suite d’un incident de hasard, s’était déclarée et propagée en lui avec la violence destructive d’un incendie. Deux gains considérables, coup sur coup, l’avaient affolé. À quoi bon donner trente ans de sa vie, pour gagner un pauvre million, lorsque, en une heure, par une simple opération de Bourse, on peut le mettre dans sa poche ? Dès lors, il s’était désintéressé peu à peu de sa maison qui marchait par la force acquise ; il ne vivait plus que dans l’espoir d’un coup d’agio triomphant ; et, comme la déveine était venue, persistante, il engloutissait là tous les bénéfices de son commerce. À cette fièvre, le pis est qu’on se dégoûte du gain légitime, qu’on finit même par perdre la notion exacte de l’argent. Et la ruine était fatalement au bout, si les ateliers de Lyon rapportaient deux cent mille francs, lorsque le jeu en emportait trois cent mille.

Saccard trouva Sédille agité, inquiet, car celui-ci était un joueur sans flegme, sans philosophie. Il vivait dans le remords, toujours espérant, toujours abattu, malade d’incertitude, et cela parce qu’il restait honnête au fond. La liquidation de la fin d’avril venait de lui être désastreuse. Pourtant, sa face grasse, aux gros favoris blonds, se colora, dès les premières paroles.

— Ah ! mon cher, si c’est la chance que vous m’apportez, soyez le bienvenu ! 

Ensuite, il fut pris d’une terreur.

— Non, non ! ne me tentez pas. Je ferais mieux de m’enfermer avec mes pièces de soie et de ne plus bouger de mon comptoir. 

Voulant le laisser se calmer, Saccard lui parla de son fils Gustave, qu’il dit avoir vu le matin, chez Mazaud. Mais c’était, pour le négociant, un autre sujet de chagrin, car il avait rêvé de se décharger de sa maison sur ce fils, et celui-ci méprisait le commerce, âme de joie et de fête, apportant les dents blanches des fils de parvenu,