Page:Emile Zola - L’Argent.djvu/132

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

nourrir des gens tels que nous… Malheureusement, la grande propriété… 

Elle rougit faiblement, car elle en arrivait à l’aveu de cette ruine qu’elle dissimulait avec tant de soin.

— La grande propriété n’existe plus guère… Nous autres avons été très éprouvés… Il ne nous reste plus qu’une ferme. 

Saccard, alors, pour lui éviter toute gêne, renchérit, s’enflamma.

— Mais, madame, personne ne vit plus de la terre… L’ancienne fortune domaniale est une forme caduque de la richesse, qui a cessé d’avoir sa raison d’être. Elle était la stagnation même de l’argent, dont nous avons décuplé la valeur, en le jetant dans la circulation, et par le papier-monnaie, et par les titres de toutes sortes, commerciaux et financiers. C’est ainsi que le monde va être renouvelé, car rien n’était possible sans l’argent, l’argent liquide qui coule, qui pénètre partout, ni les applications de la science, ni la paix finale, universelle… Oh ! la fortune domaniale ! elle est allée rejoindre les pataches. On meurt avec un million de terres, on vit avec le quart de ce capital placé dans de bonnes affaires, à quinze, vingt et même trente pour cent. 

Doucement, avec sa tristesse infinie, la comtesse hocha la tête.

— Je ne vous entends guère, et, je vous l’ai dit, je suis restée d’une époque où ces choses effrayaient, comme des choses mauvaises et défendues… Seulement, je ne suis pas seule, je dois surtout songer à ma fille. Depuis quelques années, j’ai réussi à mettre de côté, oh ! une petite somme… 

Sa rougeur reparaissait.

— Vingt mille francs qui dorment chez moi, dans un tiroir. Plus tard, j’aurais peut-être un remords de les avoir laissés ainsi improductifs ; et, puisque votre œuvre est bonne, ainsi que me l’a confié mon amie, puisque vous allez travailler à ce que nous souhaitons tous, de nos vœux les plus ardents, je me risque… Enfin je vous serai reconnaissante, si vous pouvez me réserver des actions de votre