Page:Emile Zola - L’Argent.djvu/133

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banque, pour une somme de dix à douze mille francs. J’ai tenu à ce que ma fille m’accompagnât, car je ne vous cache pas que cet argent est à elle. 

Jusque-là, Alice n’avait pas ouvert la bouche, l’air effacé, malgré son vif regard d’intelligence. Elle eut un geste de reproche tendre.

— Oh ! à moi ! maman, est-ce que j’ai quelque chose à moi qui ne soit pas à vous ?

— Et ton mariage, mon enfant ?

— Mais vous savez bien que je ne veux pas me marier ! 

Elle avait dit cela trop vite, le chagrin de sa solitude criait dans sa voix grêle. Sa mère la fit taire d’un coup d’œil navré ; et toutes deux se regardèrent un instant, ne pouvant se mentir, dans le partage quotidien de ce qu’elles avaient à souffrir et à cacher.

Saccard était très ému.

— Madame, il n’y aurait plus d’actions, que j’en trouverais quand même pour vous. Oui, s’il le faut, j’en prendrai sur les miennes… Votre démarche me touche infiniment, je suis très honoré de votre confiance… 

Et, à cet instant, il croyait réellement faire la fortune de ces malheureuses, il les associait, pour une part, à la pluie d’or qui allait pleuvoir sur lui et autour de lui.

Ces dames s’étaient levées et se retiraient. À la porte seulement, la comtesse se permit une allusion directe à la grande affaire dont on ne parlait pas.

— J’ai reçu de mon fils Ferdinand, qui est à Rome, une lettre désolante sur la tristesse produite là-bas par l’annonce du retrait de nos troupes.

— Patience ! déclara Saccard avec conviction, nous sommes là pour tout sauver. 

Il y eut de profonds saluts, et il les accompagna jusqu’au palier, en passant cette fois à travers l’antichambre, qu’il croyait libre. Mais, comme il revenait, il aperçut, assis sur une banquette, un homme d’une cinquantaine d’années, grand et sec, vêtu en ouvrier endimanché, qui avait avec lui une jolie fille de dix-huit ans, mince et pâle.

— Quoi ? que voulez-vous ?