Page:Emile Zola - L’Argent.djvu/215

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remettre à Mazaud une fiche, où il le chargeait d’acheter, d’acheter toujours ; si bien que Flory, ayant lu la fiche, frappé d’un accès de foi, joua le jeu de son grand homme, acheta lui aussi pour son compte. Et ce fut à cette minute, à deux heures moins un quart, que le tonnerre éclata en pleine Bourse : l’Autriche cédait la Vénétie à l’empereur, la guerre était finie. D’où venait cette nouvelle ? personne ne le sut, elle sortait de toutes les bouches à la fois, des pavés eux-mêmes. Quelqu’un l’avait apportée, tous la répétaient dans une clameur, qui grossissait avec la voix haute d’une marée d’équinoxe. Par bonds furieux, les cours se mirent à monter, au milieu de l’effroyable vacarme. Avant le coup de cloche de la clôture, ils s’étaient relevés de quarante, de cinquante francs. Ce fut une mêlée inexprimable, une de ces batailles confuses où tous se ruent, soldats et capitaines, pour sauver leur peau, assourdis, aveuglés, n’ayant plus la conscience nette de la situation. Les fronts ruisselaient de sueur, l’implacable soleil qui tapait sur les marches, mettait la Bourse dans un flamboiement d’incendie.

Et, à la liquidation, lorsqu’on put évaluer le désastre, il apparut immense. Le champ de bataille restait jonché de blessés et de ruines. Moser, le baissier, était parmi les plus atteints. Pillerault expiait durement sa faiblesse, pour l’unique fois qu’il avait désespéré de la hausse. Maugendre perdait cinquante mille francs, sa première perte sérieuse. La baronne Sandorff eut à payer de si grosses différences, que Delcambre, disait-on, se refusait à les donner ; et elle était toute blanche de colère et de haine, au seul nom de son mari, le conseiller d’ambassade, qui avait eu la dépêche entre les mains avant Rougon lui-même, sans lui en rien dire. Mais la haute banque, la banque juive, surtout, avait essuyé une défaite terrible, un vrai massacre. On affirmait que Gundermann, simplement pour sa part, y laissait huit millions. Et cela stupéfiait, comment n’avait-il pas été averti ? lui le maître indiscuté du marché, dont les ministres n’étaient que les commis et qui tenait les États dans sa souveraine dépen-