Page:Emile Zola - L’Argent.djvu/216

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dance ! Il y avait eu là un de ces concours de circonstances extraordinaires qui font les grands coups du hasard. C’était un effondrement imprévu, imbécile, en dehors de toute raison et de toute logique.

Cependant, l’histoire se répandit, Saccard passa grand homme. D’un coup de râteau, il venait de ramasser la presque totalité de l’argent perdu par les baissiers. Personnellement, il avait mis en poche deux millions. Le reste allait entrer dans les caisses de l’Universelle, ou plutôt se fondre aux mains des administrateurs. À grand-peine, il finit par persuader à madame Caroline que la part d’Hamelin, dans ce butin si légitimement conquis sur les juifs, était d’un million. Huret, lui, ayant été à la besogne, s’était taillé son morceau, royalement. Quant aux autres, les Daigremont les marquis de Bohain, ils ne se firent nullement prier. Tous votèrent des remerciements et des félicitations à l’éminent directeur. Et un cœur surtout brûlait de gratitude pour Saccard, celui de Flory, qui avait gagné dix mille francs, une fortune, de quoi habiter avec Chuchu un petit logement de la rue Condorcet et aller ensemble, le soir, rejoindre Gustave Sédille et Germaine Cœur dans des restaurants chers. Au journal, il fallut donner une gratification à Jantrou, qui s’emportait de ce qu’on ne l’avait pas prévenu. Seul Dejoie demeurait mélancolique, car il devait garder l’éternel regret d’avoir senti, un soir, la fortune passer dans l’air, mystérieuse et vague, inutilement.

Ce premier triomphe de Saccard sembla être comme une floraison de l’empire à son apogée. Il entrait dans l’éclat du règne, il en était un des reflets glorieux. Le soir même où il grandissait parmi les fortunes écroulées, à l’heure où la Bourse n’était plus qu’un champ morne de décombres, Paris entier se pavoisait, s’illuminait, ainsi que pour une grande victoire ; et des fêtes aux Tuileries, des réjouissances dans les rues, célébraient Napoléon III maître de l’Europe, si haut, si grand, que les empereurs et les rois le choisissaient comme arbitre dans leurs querelles et lui remettaient des provinces pour qu’il en dis-