Page:Emile Zola - L’Argent.djvu/241

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parce que ce serait encore vous qui en pleureriez, et pas lui… Comprenez-vous maintenant pourquoi je refuse de lui prêter un sou ? 

Comme elle ne répondait point, la gorge serrée, frappée au cœur, il se leva, donna un coup d’œil à une glace, avec la tranquille aisance d’un joli homme, certain de sa correction dans la vie. Puis, il revint devant elle.

— N’est-ce pas ? des exemples pareils vous vieillissent vite… Moi, je me suis rangé tout de suite, j’ai épousé une jeune fille qui était malade et qui est morte, je jure bien aujourd’hui qu’on ne me fera pas refaire des bêtises… Non ! voyez-vous, papa est incorrigible, parce qu’il n’a pas de sens moral.

Il lui prit la main, la garda un instant dans la sienne, en la sentant toute froide.

— Je m’en vais, puisqu’il ne rentre pas… Mais ne vous faites donc pas de chagrin ! Je vous croyais si forte ! Et dites-moi merci, car il n’y a qu’une chose de bête : c’est d’être dupe. 

Enfin il partait, lorsqu’il s’arrêta à la porte, riant, ajoutant encore :

— J’oubliais, dites-lui que madame de Jeumont veut l’avoir à dîner… Vous savez, madame de Jeumont, celle qui a couché avec l’empereur, pour cent mille francs… Et n’ayez pas peur car, si fou que papa soit resté, j’ose espérer qu’il n’est pas capable de payer une femme ce prix-là. 

Seule, madame Caroline ne bougea pas. Elle demeurait anéantie sur sa chaise, dans la vaste pièce tombée à un lourd silence, regardant fixement la lampe, de ses yeux élargis. C’était comme un brusque déchirement du voile ce qu’elle n’avait pas voulu distinguer nettement jusque-là, ce qu’elle ne faisait que soupçonner en tremblant, elle le voyait à cette heure dans sa crudité affreuse, sans complaisance possible. Elle voyait Saccard à nu, cette âme dévastée d’un homme d’argent, compliquée et trouble dans sa décomposition, il était en effet sans