Page:Emile Zola - L’Argent.djvu/331

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Mais Pillerault protestait.

— Encore un cancan !… Est-ce qu’on peut dire au juste qui vend et qui achète… Il est là pour les clients de sa maison, ce qui est bien naturel. Et il y est aussi pour son propre compte, car il doit jouer. 

Moser, d’ailleurs, n’insista pas. Personne encore, à la Bourse, n’aurait osé affirmer la terrible campagne menée par Saccard, ces achats qu’il faisait pour le compte de la société, sous le couvert d’hommes de paille, Sabatani, Jantrou, d’autres encore, surtout des employés de sa direction. Une rumeur seulement courait, chuchotée à l’oreille, démentie, toujours renaissante, quoique sans preuve possible. D’abord, il n’avait fait que soutenir les cours avec prudence, revendant dès qu’il pouvait, afin de ne pas trop immobiliser les capitaux et encombrer les caisses de titres. Mais il était maintenant entraîné par la lutte, et il avait prévu, ce jour-là, la nécessité d’achats exagérés, s’il voulait rester maître du champ de bataille. Ses ordres étaient donnés, il affectait son calme souriant des jours ordinaires, malgré son incertitude sur le résultat final et le trouble qu’il éprouvait, à s’engager ainsi de plus en plus dans une voie qu’il savait effroyablement dangereuse.

Brusquement, Moser, qui était allé rôder derrière le dos du célèbre Amadieu, en grande conférence avec un petit homme chafouin, revint très exalté, bégayant :

— Je l’ai entendu, entendu de mes oreilles… Il a dit que les ordres de vente de Gundermann dépassaient dix millions… Oh ! je vends, je vends, je vendrais jusqu’à ma chemise !

— Dix millions, fichtre ! murmura Pillerault, la voix un peu altérée. C’est une vraie guerre au couteau. 

Et, dans la clameur roulante qui croissait, grossie de toutes les conversations particulières, il n’y avait plus que ce duel féroce entre Gundermann et Saccard. On ne distinguait pas les paroles, mais le bruit en était fait, c’était cela seul qui grondait si haut, l’entêtement calme et logique de l’un à vendre, l’enfièvrement de passion à tou-