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LES ROUGON-MACQUART.

Silvère n’allait pas même encore à l’école. Son frère aîné, ne sachant que faire de ce pauvre être, l’emmena avec lui chez son oncle. Celui-ci fit la grimace en voyant arriver l’enfant ; il n’entendait pas pousser ses compensations jusqu’à nourrir une bouche inutile. Silvère, que Félicité prit également en grippe, grandissait dans les larmes, comme un malheureux abandonné, lorsque sa grand’mère, dans une des rares visites qu’elle faisait aux Rougon, eut pitié de lui et demanda à l’emmener. Pierre fut ravi ; il laissa partir l’enfant, sans même parler d’augmenter la faible pension qu’il servait à Adélaïde, et qui désormais devrait suffire pour deux.

Adélaïde avait alors près de soixante-quinze ans. Vieillie dans une existence monacale, elle n’était plus la maigre et ardente fille qui courait jadis se jeter au cou du braconnier Macquart. Elle s’était roidie et figée, au fond de sa masure de l’impasse Saint-Mittre, ce trou silencieux et morne où elle vivait absolument seule, et dont elle ne sortait pas une fois par mois, se nourrissant de pommes de terre et de légumes secs. On eût dit, à la voir passer, une de ces vieilles religieuses, aux blancheurs molles, à la démarche automatique, que le cloître a désintéressées de ce monde. Sa face blême, toujours correctement encadrée d’une coiffe blanche, était comme une face de mourante, un masque vague, apaisé, d’une indifférence suprême. L’habitude d’un long silence l’avait rendue muette ; l’ombre de sa demeure, la vue continuelle des mêmes objets avaient éteint ses regards et donné à ses yeux une limpidité d’eau de source. C’était un renoncement absolu, une lente mort physique et morale, qui avait fait peu à peu de l’amoureuse détraquée une matrone grave. Quand ses yeux se fixaient, machinalement, regardant sans voir, on apercevait par ces trous clairs et profonds un grand vide intérieur. Rien ne restait de ses anciennes ardeurs voluptueuses qu’un amollissement des chairs, un tremble-