Page:Emile Zola - La Fortune des Rougon.djvu/168

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
168
LES ROUGON-MACQUART.

chers volumes dépareillés, achetés sou à sou dans la boutique d’un fripier du voisinage. La nuit, quand il lisait, il accrochait sa lampe à un clou, au chevet de son lit. Si quelque crise prenait sa grand’mère, il n’avait, au premier râle, qu’un saut à faire pour être auprès d’elle.

La vie du jeune homme resta celle de l’enfant. Ce fut dans ce coin perdu qu’il fit tenir toute son existence. Il éprouvait les répugnances de son père pour les cabarets et les flâneries du dimanche. Ses camarades blessaient ses délicatesses par leurs joies brutales. Il préférait lire, se casser la tête à quelque problème bien simple de géométrie. Depuis que tante Dide le chargeait des petites commissions du ménage, elle ne sortait plus, elle vivait étrangère même à sa famille. Parfois le jeune homme songeait à cet abandon ; il regardait la pauvre vieille qui demeurait à deux pas de ses enfants, et que ceux-ci cherchaient à oublier, comme si elle fût morte ; alors il l’aimait davantage, il l’aimait pour lui et pour les autres. S’il avait, par moments, vaguement conscience que tante Dide expiait d’anciennes fautes, il pensait : « Je suis né pour lui pardonner. »

Dans un pareil esprit, ardent et contenu, les idées républicaines s’exaltèrent naturellement. Silvère, la nuit, au fond de son taudis, lisait et relisait un volume de Rousseau, qu’il avait découvert chez le fripier voisin, au milieu de vieilles serrures. Cette lecture le tenait éveillé jusqu’au matin. Dans le rêve cher aux malheureux du bonheur universel, les mots de liberté, d’égalité, de fraternité, sonnaient à ses oreilles avec ce bruit sonore et sacré des cloches qui fait tomber les fidèles à genoux. Aussi quand il apprit que la république venait d’être proclamée en France, crut-il que tout le monde allait vivre dans une béatitude céleste. Sa demi-instruction lui faisait voir plus loin que les autres ouvriers, ses aspirations ne s’arrêtaient pas au pain de chaque jour ; mais ses naïvetés profondes, son ignorance complète des hommes, le