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LA FORTUNE DES ROUGON.

avait porté un grand nombre de blessés, qu’un flot d’insurgés, chassés par la troupe comme une bande de bêtes, envahit l’esplanade. L’homme au sabre avait fui ; c’étaient les derniers contingents des campagnes que l’on traquait. Il y eut là un effroyable massacre. Le colonel Masson et le préfet, M. de Blériot, pris de pitié, ordonnèrent vainement la retraite. Les soldats, furieux, continuaient à tirer dans le tas, à clouer les fuyards contre les murailles, à coups de baïonnette. Quand ils n’eurent plus d’ennemis devant eux, ils criblèrent de balles la façade de la Mule Blanche. Les volets partaient en éclats ; une fenêtre, laissée entr’ouverte, fut arrachée, avec un bruit retentissant de verre cassé. Des voix lamentables criaient à l’intérieur : « Les prisonniers ! les prisonniers ! » Mais la troupe n’entendait pas, elle tirait toujours. On vit, à un moment, le commandant Sicardot, exaspéré, paraître sur le seuil, parler en agitant les bras. À côté de lui, le receveur particulier, M. Peirotte, montra sa taille mince, son visage effaré. Il y eut encore une décharge. Et M. Peirotte tomba par terre, le nez en avant, comme une masse.

Silvère et Miette se regardaient. Le jeune homme était resté penché sur la morte, au milieu de la fusillade et des hurlements d’agonie, sans même tourner la tête. Il sentit seulement des hommes autour de lui, et il fut pris d’un sentiment de pudeur : il ramena les plis du drapeau rouge sur Miette, sur sa gorge nue. Puis ils continuèrent à se regarder.

Mais la lutte était finie. Le meurtre du receveur particulier avait assouvi les soldats. Des hommes couraient, battant tous les coins de l’esplanade, pour ne pas laisser échapper un seul insurgé. Un gendarme, qui aperçut Silvère sous les arbres, accourut ; et, voyant qu’il avait affaire à un enfant :

— Que fais-tu là, galopin ? lui demanda-t-il.

Silvère, les yeux sur les yeux de Miette, ne répondit pas.