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LA FORTUNE DES ROUGON.

les bras de son mari, pour mettre l’attendrissement de l’assemblée à son comble. Mais Rougon se dégagea tout d’un coup et termina son récit par cette phrase héroïque qui est restée célèbre à Plassans :

— Le coup part, j’entends siffler la balle à mon oreille, et, paf ! la balle va casser la glace de M. le maire.

Ce fut une consternation. Une si belle glace ! incroyable, vraiment ! Le malheur arrivé à la glace balança dans la sympathie de ces messieurs l’héroïsme de Rougon. Cette glace devenait une personne, et l’on parla d’elle pendant un quart d’heure avec des exclamations, des apitoiements, des effusions de regret, comme si elle eût été blessée au cœur. C’était le bouquet tel que Pierre l’avait ménagé, le dénoûment de cette odyssée prodigieuse. Un grand murmure de voix remplit le salon jaune. On refaisait entre soi le récit qu’on venait d’entendre, et, de temps à autre, un monsieur se détachait d’un groupe pour aller demander aux trois héros la version exacte de quelque fait contesté. Les héros rectifiaient le fait avec une minutie scrupuleuse ; ils sentaient qu’ils parlaient pour l’histoire.

Cependant, Rougon et ses deux lieutenants dirent qu’ils étaient attendus à la mairie. Il se fit un silence respectueux ; on se salua avec des sourires graves. Granoux crevait d’importance ; lui seul avait vu l’insurgé presser la détente et casser la glace ; cela le grandissait, le faisait éclater dans sa peau. En quittant le salon, il prit le bras de Roudier, d’un air de grand capitaine brisé de fatigue, en murmurant :

— Il y a trente-six heures que je suis debout, et Dieu sait quand je me coucherai !

Rougon, en s’en allant, prit Vuillet à part et lui dit que le parti de l’ordre comptait plus que jamais sur lui et sur la Gazette. Il fallait qu’il publiât un bel article pour rassurer la population et traiter comme elle le méritait cette bande de scélérats qui avait traversé Plassans.