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LES ROUGON-MACQUART.


— Soyez tranquille ! répondit Vuillet. La Gazette ne devait paraître que demain matin, mais je vais la lancer dès ce soir.

Quand ils furent sortis, les habitués du salon jaune restèrent encore un instant, bavards comme des commères qu’un serin envolé réunit sur un trottoir. Ces négociants retirés, ces marchands d’huile, ces fabricants de chapeaux nageaient en plein drame féerique. Jamais pareille secousse ne les avait remués. Ils ne revenaient pas de ce qu’il se fût révélé, parmi eux, des héros tels que Rougon, Granoux et Roudier. Puis, étouffant dans le salon, las de se raconter entre eux la même histoire, ils éprouvèrent une vive démangeaison d’aller publier la grande nouvelle ; ils disparurent un à un, piqués chacun par l’ambition d’être le premier à tout savoir, à tout dire ; et Félicité, restée seule, penchée à la fenêtre, les vit qui se dispersaient dans la rue de la Banne, effarouchés, battant des bras comme de grands oiseaux maigres, soufflant l’émotion aux quatre coins de la ville.

Il était dix heures. Plassans, éveillé, courait les rues, ahuri de la rumeur qui montait. Ceux qui avaient vu ou entendu la bande insurrectionnelle racontaient des histoires à dormir debout, se contredisaient, avançaient des suppositions atroces. Mais le plus grand nombre ne savait même pas ce dont il s’agissait ; ceux-là demeuraient aux extrémités de la ville, et ils écoutaient, bouche béante, comme un conte de nourrice, cette histoire de plusieurs milliers de bandits envahissant les rues et disparaissant avant le jour, ainsi qu’une armée de fantômes. Les plus sceptiques disaient : « Allons donc ! » Cependant certains détails étaient précis. Plassans finit par être convaincu qu’un épouvantable malheur avait passé sur lui pendant son sommeil, sans le toucher. Cette catastrophe mal définie empruntait aux ombres de la nuit, aux contradictions des divers renseignements, un