Page:Emile Zola - La Fortune des Rougon.djvu/294

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
294
LES ROUGON-MACQUART.

avocats sans causes, d’anciens militaires, honteux d’avoir dormi cette nuit-là, qui élevèrent certains doutes. En somme, les insurgés étaient peut-être partis tout seuls. Il n’y avait aucune preuve de combat, ni cadavres, ni taches de sang. Vraiment ces messieurs avaient eu la besogne facile.

— Mais la glace, la glace ! répétaient les fanatiques. Vous ne pouvez pas nier que la glace de M. le maire soit cassée. Allez donc la voir.

Et, en effet, jusqu’à la nuit, il y eut une procession d’individus qui, sous mille prétextes, pénétrèrent dans le cabinet, dont Rougon laissait, d’ailleurs, la porte grande ouverte ; ils se plantaient devant la glace, dans laquelle la balle avait fait un trou rond, d’où partaient de larges cassures ; puis tous murmuraient la même phrase :

— Fichtre ! la balle avait une fière force !

Et ils s’en allaient, convaincus.

Félicité, à sa fenêtre, humait avec délices ces bruits, ces voix élogieuses et reconnaissantes qui montaient de la ville. Tout Plassans, à cette heure, s’occupait de son mari ; elle sentait les deux quartiers, sous elle, qui frémissaient, qui lui envoyaient l’espérance d’un prochain triomphe. Ah ! comme elle allait écraser cette ville qu’elle mettait si tard sous ses talons ! Tous ses griefs lui revinrent, ses amertumes passées redoublèrent ses appétits de jouissance immédiate.

Elle quitta la fenêtre, elle fit lentement le tour du salon. C’était là que, tout à l’heure, les mains se tendaient vers eux. Ils avaient vaincu, la bourgeoisie était à leurs pieds. Le salon jaune lui parut sanctifié. Les meubles éclopés, le velours éraillé, le lustre noir de chiures, toutes ces ruines prirent à ses yeux un aspect de débris glorieux traînant sur un champ de bataille. La plaine d’Austerlitz ne lui eût pas causé une émotion aussi profonde.

Comme elle se remettait à la fenêtre, elle aperçut Aristide