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LA FORTUNE DES ROUGON.

nèrent, découragés, sans faim, laissant les morceaux sur leur assiette. Ils n’avaient que quelques heures pour prendre un parti. Il fallait qu’au réveil ils tinssent Plassans sous leurs talons et qu’ils lui fissent demander grâce, s’ils ne voulaient renoncer à la fortune rêvée. Le manque absolu de nouvelles certaines était l’unique cause de leur indécision anxieuse. Félicité, avec sa netteté d’esprit, comprit vite cela. S’ils avaient pu connaître le résultat du coup d’État, ils auraient payé d’audace et continué quand même leur rôle de sauveurs, ou ils se seraient hâtés de faire oublier le plus possible leur campagne malheureuse. Mais ils ne savaient rien de précis, ils perdaient la tête, ils avaient des sueurs froides, à jouer ainsi leur fortune, sur un coup de dés, en pleine ignorance des événements.

— Et ce diable d’Eugène qui ne m’écrit pas ! s’écria Rougon dans un élan de désespoir, sans songer qu’il livrait à sa femme le secret de sa correspondance.

Mais Félicité feignit de ne pas avoir entendu. Le cri de son mari l’avait profondément frappée. En effet, pourquoi Eugène n’écrivait-il pas à son père ? Après l’avoir tenu si fidèlement au courant des succès de la cause bonapartiste, il aurait dû s’empresser de lui annoncer le triomphe ou la défaite du prince Louis. La simple prudence lui conseillait la communication de cette nouvelle. S’il se taisait, c’était que la République victorieuse l’avait envoyé rejoindre le prétendant dans les cachots de Vincennes. Félicité se sentit glacée ; le silence de son fils tuait ses dernières espérances.

À ce moment, on apporta la Gazette, encore toute fraîche.

— Comment ! dit Pierre très-surpris, Vuillet a fait paraître son journal ?

Il déchira la bande, il lut l’article de tête et l’acheva, pâle comme un linge, fléchissant sur sa chaise.

— Tiens, lis, reprit-il, en tendant le journal à Félicité.