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LA FORTUNE DES ROUGON.


— Qui ? Silvère ? répondit Antoine. Il se promenait au milieu des insurgés avec une grande fille rouge au bras. S’il attrapait quelque prune, ça serait bien fait.

L’aïeule le regarda fixement et, d’une voix grave :

— Pourquoi ? dit-elle simplement.

— Eh ! on n’est pas bête comme lui, reprit-il, embarrassé. Est-ce qu’on va risquer sa peau pour des idées ? Moi, j’ai arrangé mes petites affaires. Je ne suis pas un enfant.

Mais tante Dide ne l’écoutait plus. Elle murmurait :

— Il avait déjà du sang plein les mains. On me le tuera comme l’autre ; ses oncles lui enverront les gendarmes.

— Qu’est-ce que vous marmottez donc là ? dit son fils, qui achevait la carcasse du poulet. Vous savez, j’aime qu’on m’accuse en face. Si j’ai quelquefois causé de la République avec le petit, c’était pour le ramener à des idées plus raisonnables. Il était toqué. Moi j’aime la liberté, mais il ne faut pas qu’elle dégénère en licence… Et quant à Rougon, il a mon estime. C’est un garçon de tête et de courage.

— Il avait le fusil, n’est-ce pas ? interrompit tante Dide, dont l’esprit perdu semblait suivre au loin Silvère sur la route.

— Le fusil ? Ah ! oui, la carabine de Macquart, reprit Antoine, après avoir jeté un coup d’œil sur le manteau de la cheminée, où l’arme était pendue d’ordinaire. Je crois la lui avoir vue entre les mains. Un joli instrument, pour courir les champs avec une fille au bras. Quel imbécile !

Et il crut devoir faire quelques plaisanteries grasses. Tante Dide s’était remise à tourner dans la pièce. Elle ne prononça plus une parole. Vers le soir, Antoine s’éloigna, après avoir mis une blouse et enfoncé sur ses yeux une casquette profonde que sa mère alla lui acheter. Il rentra dans la ville, comme il en était sorti, en contant une histoire aux gardes nationaux qui gardaient la porte de Rome. Puis il