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LA FORTUNE DES ROUGON.

sombre, qui tirait sur un mot de son chef, les rentiers eux-mêmes et jusqu’aux notaires de la ville neuve, s’interrogeaient avec anxiété, se demandaient s’ils n’avaient pas commis quelques peccadilles politiques méritant des coups de fusil.

Les autorités étaient revenues depuis la veille, dans deux carrioles louées à Sainte-Roure. Leur entrée imprévue n’avait rien eu de triomphal. Rougon rendit au maire son fauteuil sans grande tristesse. Le tour était joué ; il attendait de Paris, avec fièvre, la récompense de son civisme. Le dimanche, — il ne l’espérait que pour le lendemain, — il reçut une lettre d’Eugène. Félicité avait eu soin, dès le jeudi, d’envoyer à son fils les numéros de la Gazette et de l’Indépendant, qui, dans une seconde édition, avaient raconté la bataille de la nuit et l’arrivée du préfet. Eugène répondait, courrier par courrier, que la nomination de son père à une recette particulière allait être signée ; mais, disait-il, il voulait sur-le-champ lui annoncer une bonne nouvelle : il venait d’obtenir pour lui le ruban de la Légion d’honneur. Félicité pleura. Son mari décoré ! son rêve d’orgueil n’était jamais allé jusque-là. Rougon, pâle de joie, dit qu’il fallait le soir même donner un grand dîner. Il ne comptait plus, il aurait jeté au peuple, par les deux fenêtres du salon jaune, ses dernières pièces de cent sous pour célébrer ce beau jour.

— Écoute, dit-il à sa femme, tu inviteras Sicardot : il y a assez longtemps qu’il m’ennuie avec sa rosette, celui-là ! Puis Granoux et Roudier, auxquels je ne suis pas fâché de faire sentir que ce n’est pas leurs gros sous qui leur donneront jamais la croix. Vuillet est un fesse-mathieu, mais le triomphe doit être complet ; préviens-le, ainsi que tout le fretin… J’oubliais, tu iras en personne chercher le marquis ; nous le mettrons à ta droite, il fera très-bien à notre table. Tu sais que M. Garçonnet traite le colonel et le préfet.