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LES ROUGON-MACQUART.


— Le gendarme était mort, murmura-t-elle, et je l’ai vu, il est revenu… Ça ne meurt jamais, ces gredins !

Et, reprise par une fureur sombre, agitant la carabine, elle s’avança vers ses deux fils, acculés, muets d’horreur. Ses jupes dénouées traînaient, son corps tordu se redressait, demi-nu, affreusement creusé par la vieillesse.

— C’est vous qui avez tiré ! cria-t-elle. J’ai entendu l’or… Malheureuse ! je n’ai fait que des loups… toute une famille, toute une portée de loups… Il n’y avait qu’un pauvre enfant, et ils l’ont mangé ; chacun a donné son coup de dent ; ils ont encore du sang plein les lèvres… Ah ! les maudits ! ils ont volé, ils ont tué. Et ils vivent comme des messieurs. Maudits ! maudits ! maudits !

Elle chantait, elle riait, elle criait et répétait : Maudits ! sur une étrange phrase musicale, pareille au bruit déchirant d’une fusillade. Pascal, les larmes aux yeux, la prit entre ses bras, la recoucha. Elle se laissa faire, comme une enfant. Elle continua sa chanson, accélérant le rhythme, battant la mesure sur le drap, de ses mains sèches.

— Voilà ce que je craignais, dit le médecin, elle est folle. Le coup a été trop rude pour un pauvre être prédestiné comme elle aux névroses aiguës. Elle mourra dans une maison de fous, ainsi que son père.

— Mais qu’a-t-elle pu voir ? demanda Rougon, en se décidant à quitter l’angle où il s’était caché.

— J’ai un doute affreux, répondit Pascal. Je voulais vous parler de Silvère, quand vous êtes entré. Il est prisonnier. Il faut agir auprès du préfet, le sauver, s’il en est temps encore.

L’ancien marchand d’huile regarda son fils en pâlissant. Puis, d’une voix rapide :

— Écoute, veille sur elle. Moi, je suis trop occupé ce soir. Nous verrons demain à la faire transporter à la maison d’aliénés des Tulettes. Vous, Macquart, il faut partir cette