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LA FORTUNE DES ROUGON.

nuit même. Vous me le jurez ! Je vais aller trouver M. de Blériot.

Il balbutiait, il brûlait d’être dehors, dans le froid de la rue. Pascal fixait un regard pénétrant sur la folle, sur son père, sur son oncle ; l’égoïsme du savant l’emportait ; il étudiait cette mère et ces fils, avec l’attention d’un naturaliste surprenant les métamorphoses d’un insecte. Et il songeait à ces poussées d’une famille, d’une souche qui jette des branches diverses, et dont la sève âcre charrie les mêmes germes dans les tiges les plus lointaines, différemment tordues, selon les milieux d’ombre et de soleil. Il crut entrevoir un instant, comme au milieu d’un éclair, l’avenir des Rougon-Macquart, une meute d’appétits lâchés et assouvis, dans un flamboiement d’or et de sang.

Cependant, au nom de Silvère, tante Dide avait cessé de chanter. Elle écouta un instant, anxieuse. Puis, elle se mit à pousser des hurlements affreux. La nuit était entièrement tombée ; la pièce, toute noire, se creusait, lamentable. Les cris de la folle, qu’on ne voyait plus, sortaient des ténèbres, comme d’une tombe fermée. Rougon, la tête perdue, s’enfuit, poursuivi par ces ricanements qui sanglotaient plus cruels dans l’ombre.

Comme il sortait de l’impasse Saint-Mittre, hésitant, se demandant s’il n’était pas dangereux de solliciter du préfet la grâce de Silvère, il vit Aristide qui rôdait autour du champ de poutres. Ce dernier, ayant reconnu son père, accourut, la mine inquiète, et lui dit quelques mots à l’oreille. Pierre devint blême ; il jeta un regard effaré au fond de l’aire, dans ces ténèbres qu’un feu de bohémiens tachait seul d’une clarté rouge. Et tous deux disparurent par la rue de Rome, hâtant le pas, comme s’ils avaient tué, et relevant le collet de leur paletot, pour ne pas être vus.

— Ça m’évite une course, murmura Rougon. Allons dîner. On nous attend.