Page:Emile Zola - La Joie de vivre.djvu/345

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des années, au bout de laquelle la pensée du grand trou noir le mouillait d’une sueur froide et dressait ses cheveux d’horreur.

Quand Lazare n’alla plus à son bureau, des querelles éclatèrent dans le ménage. Il promenait une irritabilité, qui s’avivait au moindre obstacle. Le mal grandissant qu’il cachait avec tant de soin, se manifestait au-dehors par des brusqueries, des humeurs sombres, des actes de maniaque. Un moment, la peur du feu le ravagea, au point qu’il déménagea d’un troisième étage pour descendre habiter un premier, de façon à pouvoir se sauver plus facilement, lorsque la maison brûlerait. Le souci continuel du lendemain lui gâtait l’heure présente. Il vivait dans l’attente du malheur, sursautant à chaque porte ouverte trop fort, pris d’un battement de cœur violent à la réception d’une lettre. Puis, c’était une méfiance de tous, son argent caché par petites sommes en plusieurs endroits différents, ses projets les plus simples tenus secrets ; et il y avait encore en lui une amertume contre le monde, l’idée qu’il était méconnu, que ses échecs successifs provenaient d’une sorte de vaste conspiration des hommes et des choses. Mais, dominant tout, noyant tout, son ennui devenait immense, un ennui d’homme déséquilibré, que l’idée toujours présente de la mort prochaine dégoûtait de l’action et faisait se traîner inutile, sous le prétexte du néant de la vie. Pourquoi s’agiter ? La science était bornée, on n’empêchait rien et on ne déterminait rien. Il avait l’ennui sceptique de toute sa génération, non plus cet ennui romantique des Werther et des René, pleurant le regret des anciennes croyances, mais l’ennui des nouveaux héros du doute, des jeunes chimistes qui se fâchent et