Page:Emile Zola - Son Excellence Eugène Rougon.djvu/231

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
231
SON EXCELLENCE EUGÈNE ROUGON.

humilité pleine de cajolerie. Lui, au milieu de l’agitation continue de la bande, semblait ne rien voir. Dans son salon, le jeudi et le dimanche, il faisait des réussites, pesamment, le nez sur les cartes, sans paraître entendre les chuchotements, derrière son dos. La bande causait de l’affaire, s’adressait des signes par-dessus sa tête, complotait au coin de son feu, comme s’il n’eût pas été là, tant il semblait bonhomme ; il demeurait impassible, détaché de tout, si éloigné des choses dont on parlait à voix basse, qu’on finissait par hausser la voix, en s’égayant de ses distractions. Lorsqu’on mettait la conversation sur sa rentrée au pouvoir, il s’emportait, il jurait de ne jamais bouger, quand même un triomphe l’attendrait au bout de sa rue ; et, en effet, il s’enfermait de plus en plus étroitement chez lui, affectant une ignorance absolue des événements extérieurs. Le petit hôtel de la rue Marbeuf, d’où rayonnait une telle fièvre de propagande, était un lieu de silence et de sommeil, au seuil duquel les familiers se jetaient des coups d’œil d’intelligence, pour laisser dehors l’odeur de bataille qu’ils apportaient dans leurs vêtements.

— Allons donc ! criait Du Poizat, il nous fait tous poser ! Il nous entend très bien. Regardez ses oreilles, le soir ; on les voit s’élargir.

À dix heures et demie, lorsqu’ils se retiraient tous ensemble, c’était le sujet de conversation habituel. Il n’était pas possible que le grand homme ignorât le dévouement de ses amis. Il jouait au bon Dieu, disait encore l’ancien sous-préfet. Ce diable de Rougon vivait comme une idole indoue, assoupi dans la satisfaction de lui-même, les mains croisées sur le ventre, souriant et béat au milieu d’une foule de fidèles, qui l’adoraient en se coupant les entrailles en quatre. On déclarait cette comparaison très-juste.