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LES ROUGON-MACQUART.

— Je le surveillerai, vous verrez, concluait Du Poizat.

Mais on eut beau étudier le visage de Rougon, on le trouva toujours fermé, paisible, presque naïf. Peut-être était-il de bonne foi. D’ailleurs, Clorinde préférait qu’il ne se mêlât de rien. Elle redoutait de le voir se mettre en travers de ses plans, si on le forçait un jour à ouvrir les yeux. C’était comme malgré lui qu’on travaillait à sa fortune. Il s’agissait de le pousser quand même, de l’asseoir à quelque sommet, violemment. Ensuite, on compterait.

Cependant, peu à peu, les choses marchant avec trop de lenteur, la bande finit par s’impatienter. Les aigreurs de Du Poizat l’emportèrent. On ne reprocha pas nettement à Rougon tout ce qu’on faisait pour lui ; mais on le larda d’allusions, de mots amers à double entente. Maintenant, le colonel venait quelquefois aux soirées, les pieds blancs de poussière ; il n’avait pas eu le temps de passer chez lui, il s’était éreinté à courir toute l’après-midi ; des courses bêtes dont on ne lui aurait sans doute jamais de reconnaissance. D’autres soirs, c’était M. Kahn, les yeux gros de fatigue, qui se plaignait de veiller trop tard, depuis un mois ; il allait beaucoup dans le monde, non que cela l’amusât, grand Dieu ! mais il y rencontrait certaines gens pour certaines affaires. Ou bien madame Correur racontait des histoires attendrissantes, l’histoire d’une pauvre jeune femme, une veuve très-recommandable, à laquelle elle allait tenir compagnie ; et elle regrettait de n’avoir aucune puissance, elle disait que, si elle était le gouvernement, elle empêcherait bien des injustices. Puis, tous les amis étalaient leur propre misère ; chacun se lamentait, disait quelle serait sa situation, s’il ne s’était pas montré trop bête ; doléances sans fin que des regards jetés sur Rougon soulignaient clairement. On l’éperonnait au sang, on