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LES ROUGON-MACQUART.

Mais la plus grande volupté de Rougon était encore de triompher devant sa bande. Il oubliait la France, les fonctionnaires à ses genoux, le peuple de solliciteurs assiégeant sa porte, pour vivre dans l’admiration continue des dix à quinze familiers de son entourage. Il leur ouvrait à toute heure son cabinet, les faisait régner là, sur les fauteuils, à son bureau même, se disait heureux d’en rencontrer sans cesse entre ses jambes, ainsi que des animaux fidèles. Le ministre, ce n’était pas seulement lui, mais eux tous, qui étaient comme des dépendances de sa personne. Dans la victoire, un travail sourd se faisait, les liens se resserraient, il se prenait à les aimer d’une amitié jalouse, mettant sa force à ne pas être seul, se sentant la poitrine élargie par leurs ambitions. Il oubliait ses mépris secrets, en arrivait à les trouver très-intelligents, très-forts, à son image. Il voulait surtout qu’on le respectât en eux, il les défendait avec emportement, comme il aurait défendu les dix doigts de ses mains. Leurs querelles étaient les siennes. Même il finissait par s’imaginer leur devoir beaucoup, souriant au souvenir de leur longue propagande. Et, sans besoins lui-même, il taillait à la bande de belles proies, il goûtait à la combler la joie personnelle d’agrandir autour de lui l’éclat de sa fortune.

Cependant, la vaste pièce gardait son silence tiède. M. d’Escorailles, après avoir examiné la suscription d’une des lettres qu’il dépouillait, la tendit à Rougon, sans l’ouvrir.

— Une lettre de mon père, dit-il.

Le marquis, avec une humilité outrée, remerciait le ministre d’avoir pris Jules dans son cabinet. Rougon lut lentement les deux pages de fine écriture. Il plia la lettre, la glissa dans sa poche. Puis, avant de se remettre au travail, il demanda :