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SON EXCELLENCE EUGÈNE ROUGON.

côte. C’était là qu’il avait éprouvé un véritable penchant pour ce bel homme, en le trouvant adorablement sot, creux et superbe. Il disait d’ordinaire, d’un air convaincu, « que ce diable de Delestang irait loin ». Et il le poussait, se l’attachait par la reconnaissance, l’utilisait comme un meuble dans lequel il enfermait tout ce qu’il ne pouvait garder sur lui.

— Est-on bête, garde-t-on des papiers ! murmura Rougon, en ouvrant un nouveau tiroir qui débordait.

— Voilà une lettre de femme, dit Delestang, avec un clignement d’yeux.

Rougon eut un bon rire. Toute sa vaste poitrine était secouée. Il prit la lettre, en protestant. Dès qu’il eut parcouru les premières lignes, il cria :

— C’est le petit d’Escorailles qui a égaré ça ici !… De jolis chiffons encore, ces billets-là ! On va loin, avec trois lignes de femme.

Et, pendant qu’il brûlait la lettre, il ajouta :

— Vous savez, Delestang, méfiez-vous des femmes !

Delestang baissa le nez. Toujours il se trouvait embarqué dans quelque passion scabreuse. En 1851, il avait même failli compromettre son avenir politique ; il adorait alors la femme d’un député socialiste, et le plus souvent, pour plaire au mari, il votait avec l’opposition, contre l’Élysée. Aussi, au 2 Décembre, reçut-il un véritable coup de massue. Il s’enferma pendant deux jours, perdu, fini, anéanti, tremblant qu’on ne vînt l’arrêter d’une minute à l’autre. Rougon avait dû le tirer de ce mauvais pas, en le décidant à ne point se présenter aux élections, et en le menant à l’Élysée, où il pêcha pour lui une place de conseiller d’État. Delestang, fils d’un marchand de vin de Bercy, ancien avoué, propriétaire d’une ferme-modèle près de Sainte-Menehould,