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SON EXCELLENCE EUGÈNE ROUGON.

une admiration feinte pour les institutions impériales. Il n’y a pas à s’y tromper, c’est là l’œuvre d’un démagogue. Aussi ai-je été très-surpris, quand j’ai entendu plusieurs membres de la commission m’en parler d’une façon élogieuse. J’ai discuté certains passages avec eux, sans paraître les convaincre. L’auteur, m’ont-ils assuré, aurait même fait l’hommage d’un exemplaire de son livre à Sa Majesté… Alors, sire, avant d’opérer la moindre pression, j’ai cru devoir prendre votre avis et celui du conseil.

Et il regardait en face l’empereur, dont les yeux vacillants finirent par se poser sur un couteau à papier, placé devant lui. Le souverain prit ce couteau, le fit tourner entre ses doigts, en murmurant :

— Oui, oui, les Veillées du bonhomme Jacques

Puis, sans se prononcer davantage, il eut un regard oblique, à droite et à gauche de la table.

— Vous avez peut-être parcouru le livre, messieurs, je serai bien aise de savoir…

Il n’achevait pas, il mâchait ses phrases. Les ministres s’interrogeaient furtivement, comptant chacun que son voisin allait pouvoir répondre, donner un avis. Le silence se prolongeait au milieu d’une gêne croissante. Évidemment pas un d’eux ne connaissait même l’existence de l’ouvrage. Enfin le ministre de la guerre se chargea de faire un grand geste d’ignorance pour tous ses collègues. L’empereur tordit ses moustaches, ne se pressa pas.

— Et vous, monsieur Delestang ? demanda-t-il.

Delestang se remuait dans son fauteuil, comme en proie à une lutte intérieure. Cette interrogation directe le décida. Mais, avant de parler, il jeta involontairement un coup d’œil du côté de Rougon.

— J’ai eu le volume entre les mains, sire.

Il s’arrêta, en sentant les gros yeux gris de Rougon fixés sur lui. Cependant, devant la satisfaction visible de