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LES ROUGON-MACQUART.

laquelle toutes les bêtes lui obéiraient. C’était son idéal, avoir un fouet et commander, être supérieur, plus intelligent et plus fort. Peu à peu, il s’anima, il parla des bêtes comme il aurait parlé des hommes, disant que les foules aiment le bâton, que les bergers ne conduisent leurs troupeaux qu’à coups de pierres. Il se transfigurait, ses grosses lèvres gonflées de mépris, sa face entière suant la force. Dans son poing fermé, il agitait un dossier, qu’il semblait près de jeter à la tête de M. Kahn et de Du Poizat, inquiets et gênés devant ce brusque accès de fureur.

— L’empereur a bien mal agi, murmura Du Poizat.

Alors, tout d’un coup, Rougon se calma. Sa face redevint grise, son corps s’avachit dans une lourdeur d’homme obèse. Il se mit à faire l’éloge de l’empereur, d’une façon outrée : c’était une puissante intelligence, un esprit d’une profondeur incroyable. Du Poizat et M. Kahn échangèrent un coup d’œil. Mais Rougon renchérissait encore, en parlant de son dévouement, en disant avec une grande humilité qu’il avait toujours été fier d’être un simple instrument aux mains de Napoléon III. Il finit même par impatienter Du Poizat, garçon d’une vivacité fâcheuse. Et une querelle s’engagea. Du Poizat parlait amèrement de tout ce que Rougon et lui avaient fait pour l’empire, de 1848 à 1851, lorsqu’ils crevaient la faim, chez madame Mélanie Correur. Il racontait des journées terribles, pendant la première année surtout, des journées passées à patauger dans la boue de Paris, pour racoler des partisans. Plus tard, ils avaient risqué leur peau vingt fois. N’était-ce pas Rougon qui, le matin du 2 décembre, s’était emparé du Palais Bourbon, à la tête d’un régiment de ligne ? À ce jeu, on jouait sa tête. Et, aujourd’hui, on le sacrifiait, victime d’une intrigue de cour. Mais Rougon protestait ; il n’était pas sacrifié ;