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SON EXCELLENCE EUGÈNE ROUGON.

cartonnier ; il faisait, derrière les fauteuils, un si petit bruit, qu’on eût dit, par instants, le bruit discret d’une bande de souris lâchées au milieu des dossiers. Le soleil, qui marchait sur le tapis rouge, écornait le bureau d’un angle de lumière blonde, dans lequel la bougie continuait à brûler, toute pâle.

Cependant, une causerie intime s’était engagée. Rougon, qui ficelait de nouveau des paquets, assurait que la politique n’était pas son affaire. Il souriait, d’un air bonhomme, tandis que ses paupières, comme lasses, retombaient sur la flamme de ses yeux. Lui, aurait voulu avoir d’immenses terres à cultiver, avec des champs qu’il creuserait à sa guise, avec des troupeaux de bêtes, des chevaux, des bœufs, des moutons, des chiens, dont il serait le roi absolu. Et il racontait qu’autrefois, à Plassans, lorsqu’il n’était encore qu’un petit avocat de province, sa grande joie consistait à partir en blouse, à chasser pendant des journées dans les gorges de la Seille, où il abattait des aigles. Il se disait paysan, son grand-père avait pioché la terre. Puis, il en vint à faire l’homme dégoûté du monde. Le pouvoir l’ennuyait. Il allait passer l’été à la campagne. Jamais il ne s’était senti plus léger que depuis le matin ; et il imprimait à ses fortes épaules un haussement formidable, comme s’il avait jeté bas un fardeau.

— Qu’aviez-vous ici comme président ? quatre-vingt mille francs ? demanda M. Kahn.

Il dit oui, d’un signe de tête.

— Et il ne va vous rester que vos trente mille francs de sénateur.

Que lui importait ! Il vivait de rien, il ne se connaissait pas de vice, ce qui était vrai. Ni joueur, ni coureur, ni gourmand. Il rêvait d’être le maître chez lui, voilà tout. Et, fatalement, il revint à son idée d’une ferme, dans