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LES ROUGON-MACQUART.

eut fait ainsi son offrande, il parut vouloir repartir sur-le-champ. Il écartait la foule, marchait déjà vers une porte. Mais, tout d’un coup, comme il venait de jeter un regard dans le buffet, il se dirigea de ce côté, la tête haute, calme, superbe. M. d’Escorailles et M. La Rouquette s’étaient assis près de M. Kahn, de M. Béjuin et du colonel ; il y avait encore là M. Bouchard, qui arrivait. Et tous ces messieurs, quand le ministre passa devant eux, eurent un léger frisson, tant il leur sembla grand et solide, avec ses gros membres. Il les avait salués de haut, familièrement. Il se mit à une table voisine. Sa large face ne se baissait pas, se tournait lentement, à gauche, à droite, comme pour affronter et supporter sans une ombre les regards qu’il sentait fixés sur lui.

Clorinde s’était approchée, traînant royalement sa lourde robe jaune. Elle lui demanda, en affectant une vulgarité où perçait une pointe de raillerie :

— Que faut-il vous servir ?

— Ah ! voilà ! dit-il gaiement. Je ne bois jamais rien… Qu’est-ce que vous avez ?

Alors, elle lui énuméra rapidement des liqueurs : fine champagne, rhum, curaçao, kirsch, chartreuse, anisette, vespétro, kummel.

— Non, non, donnez-moi un verre d’eau sucrée.

Elle alla au comptoir, apporta le verre d’eau sucrée, toujours avec sa majesté de déesse. Et elle resta devant Rougon, à le regarder faire fondre son sucre. Lui, continuait à sourire. Il dit les premières banalités venues.

— Vous allez bien ?… Il y a un siècle que je ne vous ai vue.

— J’étais à Fontainebleau, répondit-elle simplement.

Il leva les yeux, l’examina d’un regard profond. Mais elle l’interrogeait à son tour.