Page:Encyclopédie méthodique - Economie politique, T03.djvu/432

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le nombre des esclaves s’y multiplioit, plus leur ſort étoit déplorable. Athènes eut vingt serfs pour un citoyen. La disproportion fut encore plus grande à Rome, devenue la maîtresse de l'univers. Dans les deux républiques, l'esclavage fut porté aux derniers excés de la fatigue, de la misère & de l'opprobre. Depuis qu’il est aboli parmi nous, le peuple est cent fois plus heureux, même dans les empires les plus despotiques, qu’il ne le fut autrefois dans les démocraties les mieux ordonnées.

Mais à peine la liberté domestique venoit de renaître en Europe, qu’elle alla s’ensevelir en Amérique. L’eſpagnol, que les vagues vomirent le premier ſur les rivages de ce nouveau-Monde, ne crut rien devoir à des peuples qui n'avoient ni ſa couleur, ni ses usages, ni ſa religion. Il ne vit en eux que des instruments de son avarice, & il les chargea de fers. Ces hommes faibles & qui n'avoient pas l'habitude du travail, expirèrent bientôt dans les vapeurs des mines, ou dans d’autres occupations presqu’auſſi meurtrières. Alors on demanda des eſclaves à l'Afrique. Leur nombre s’est accru à mesure que les cultures se sont étendues. Les portugais, les hollandois, les anglois, les françois, les danois, toutes ces nations, libres ou asservies, ont cherché sans remords une augmentation de fortune dans les sueurs, dans le sang, dans le désespoir de ces malheureux.

La liberté est la propriété de soi. On distingue trois ſortes de liberté. La liberté naturelle, la liberté civile, la liberté politique, c’est-à-dire, la liberté de l'homme, celle du citoyen & celle du peuple. La liberté naturelle est le droit que la nature a donné à tout homme de disposer de soi à sa volonté. La liberté civile est le droit que la société doit garantir à chaque citoyen de pouvoir faire tout ce qui n’est pas contraire aux loix. La liberté politique est l’état d’un peuple qui n’a point aliéné ſa souveraineté, & qui fait ses propres loix, ou est associé en partie à ſa législation.

La première de ces libertés est, après la raison, le caractère distinctif de l'homme. On enchaîne & on assujettit la brute, parce qu’elle n’a aucune notion du juste & de l'injuste, nulle idée de grandeur & de bassesse. Mais en moi la liberté est le principe de mes vices & de mes vertus. Il n’y a que l’homme libre qui puisse dire, je veux ou je ne veux pas, & qui puisse par conséquent être digne d’éloge ou de blâme.

Sans la liberté, ou la propriété de son corps & la jouissance de son esprit, on n’est ni époux, ni père, ni parent, ni ami. On n'a ni patrie, ni concitoyen, ni Dieu. Dans la main du méchant, l'esclave est au-dessous du chien que l'eſpagnol lâchoit contre l'américain : car la conscience qui manque au chien, reste à l'homme. Celui qui abdique ſa liberté, se-voue aux remords & à la plus grande misère qu’un être pensant & sensible puisse éprouver.

Mais, dit-on, dans toutes les régions & dans tous les siècles, l'esclavage s’est plus ou moins généralement établi.

Je le veux ; eh qu’importe ce que les autres peuples ont fait dans les autres âges ? Est-ce aux usages des temps ou à ſa conscience qu’il en faut appeller ? Eſt-ce l'intérêt, l'aveuglement, la barbarie, ou la raison & la justice qu’il faut écouter ? Si l'universalité d’une pratique en prouvoit l'innocence, l'apologie des usurpations, des conquêtes, de toutes les sortes d’oppressions seroit achevée.

Mais les anciens peuples se croyoient, dit-on, maîtres de la vie de leurs esclaves ; & nous, devenus humains, nous ne disposons plus que de leur liberté, que de leur travail.

Il eſt vrai, le cours des lumières à éclairé fur ce point important les législateurs modernes. Tous les codes, ſans exception, se sont armés pour la Conservation de l'homme même qui languit dans la servitude. Ils ont voulu que son existence fût sous la protection du magistrat que les tribunaux seuls en pussent précipiter le terme. Mais cette loi, la plus ſacrée des institutions sociales, a-t-elle jamais eu quelque force ? L’Amérique n’est-elle pas peuplée de colons qui, usurpant les droits souverains, font expier parle fer, ou dans la flamme, les infortunées victimes de leur avarice ? A la honte de l'Europe, cette sacrilège infraction ne reſte-t-elle pas impunie ? Un seul de ces aſſaſſins a-t-il porté ſa tête ſur un échafaud ?

Supposons, je le veux bien, l'observation rigoureuse de ces réglemens. L’esclave sera-t-il beaucoup moins à plaindre ? Eh quoi ! le maître qui diſpose de l'emploi de mes forces, ne diſpose-t-il pas de mes jours, qui dépendent de l'usage volontaire & modéré de mes facultés ? Qu’eſst-ce que l'existence pour celui qui n’en à pas la propriété ?

Je ne puis tuer mon esclave : mais je puis faire couler son sang goutte à goutte sous le fouet d’un bourreau ; je puis l'accabler de douleurs, de travaux, de privations ; je peux attaquer de toutes parts & miner ſourdement les principes & les ressorts de ſa vie ; je puis étouffer par des ſupplices lents, le germe malheureux qu’une négresse porte dans son sein. On diroit que les loix ne protègent l’esclave contre une mort prompte, que pour laisser à ma cruauté le droit de le faire mourir tous les jours. Dans la vérité, le droit d’esclavage est celui de commettre toutes sortes de crimes, ceux qui attaquent la propriété ; vous ne laissez pas à votre esclave celle de ſa personne : ceux qui détruisent la sûreté ; vous pouvez l'immoler à vos caprices : ceux qui font frémir la pudeur…

Mais les nègres sont une espèce d'hommes nés pour l'esclavage. Ils sont bornés, fourbes, méchans ; ils conviennent eux-mêmes de la supériorité de notre intelligence, & reçonnoissent presque la justice de notre empire.