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férer légitimement que tout être individuel, soit matériel ou immatériel, est un sujet convenable pour la pensée.

M. Clarke dit aujourd’hui que, quoique la » distinction des parties, ou le défaut d’individualité soit la seule raison qu’il ait alléguée de l’incapacité de penser qu’il attribue à la matière, on ne doit pourtant pas dire que la seule chose requise dans un sujet quelconque pour devenir capable de penser, soit d’être une substance individuelle ». Pourquoi donc M. Clarke n’en a-t-il point exigé d’autre condition ? Il convient qu’en regardant l’individualité comme la seule condition requise pour rendre un sujet capable de penser tout être individuel, matériel ou immatériel, peut devenir un sujet propre à penser. Mais peut-il nier que son raisonnement ne me porte naturellement à regarder l’individualité comme la seule condition requise pour que la matière puisse recevoir la faculté de penser ? Et s’il le nie, qu’il me montre la différence qu’il y a entre dire la matière ne peut pas penser parce qu’elle n’est pas un sujet individuel, ou la matière pourroit penser si elle étoit un sujet individuel. Le défaut d’individualité n’est-il pas dans ces deux propositions, le seul obstacle qui empêche la matière de penser, ou autrement la seule raison de son incapacité à cet égard ?

2o. Si j’avois inféré de l’argument de M. Clarke, que tout ce qui est indivisible, ou individuel est par cela seul capable de penser ; je ne vois pas comment cet habile métaphysicien pourroit tirer des seuls principes qu’il a employés, quelque considération propre à faire voir qu’un être matériel individuel n’est pas capable de penser. Et s’il ne le peut pas, il s’ensuit donc qu’en général tout être indivisible ou individuel est par cela seul capable de penser.

Mais M. Clarke nie la supposition sur laquelle cette objection est fondée : il nie qu’aucune particule de la matière soit réellement indivisible. Ainsi je ne dois plus raisonner sur cette hypothèse. Je croyois pourtant raisonner dans les principes de M. Clarke puisqu’il dit que la matière consiste dans une multitude de parties actuellement séparées & distinctes. Il me sembloit qu’il falloit des êtres simples pour former des composés & je pensois que M. Clarke donnoit le nom de parties à ces êtres simples qui composent les corps. Il paroît à-présent qu’il n’admet dans la matière que des parties improprement dites, c’est-à-dire des parties apparentes mais qui ne sont pas réellement telles. Ainsi mon objection tombe sans effet ; je n’en regrette pas la perte.

3o. J’ai accordé à M. Clarke tout ce qu’il pouvoit desirer. « Supposons, ai-je dit que ce savant théologien a prouvé que le sentiment intérieur ne sauroit se trouver que dans un être individuel, & que de plus cet être individuel doit être une substance immatérielle ; il n’a pas prouvé pour cela que l’ame soit naturellement immortelle, de sorte que tous ses beaux & longs raisonnemens en faveur de l’immatérialité de l’âme sont en pure perte pour l’objet principal qui est son immortalité naturelle. L’ame étant supposée un principe immatériel pensant, pour démontrer son immortalité naturelle, il faut prouver qu’un principe immatériel pensant est naturellement immortel ; & pour démontrer ce dernier point il faut faire voir qu’il y a une connexion nécessaire entre être immatériel & penser. Cependant nous avons bien des raisons de croire que la pensée est une action qui ne commence qu’un certain tems après l’existence de son sujet d’inhérence, & qu’elle peut périr ou cesser, sans que son sujet cesse d’être. Ainsi l’on ne prouve pas mieux l’immortalité naturelle de l’ame par son immatérialité, qu’on ne prouve l’immortalité naturelle des corps humains qui sont dans le tombeau en faisant voir que la matière ne peut périr que par l’anéantissement. Dans ce dernier cas, nous n’avons point de preuves qui nous forcent à croire que les parties du corps doivent nécessairement continuer d’exister ensemble ; dans l’autre cas, nous manquons aussi de preuves suffisantes pour faire voir que la pensée soit une propriété inséparable de l’être immatériel. Quel avantage la morale & la réligion peuvent-elles donc tirer de tous les raisonnemens que l’on fait sur cette matière ? Si nous n’avons pas d’autre assurance d’une vie future, ou autrement d’un état futur de perception après cette vie, que celle qu’on peut tirer de la prétendue démonstration de l’immortalité naturelle de l’ame, nous n’en avons aucune. Si elle est nulle, quelle influence peut-elle avoir sur nos mœurs & nos actions dans l’économie présente ? »

M. Clarke répond à cela « qu’il n’y a point de puissance naturelle capable d’agir sur les qualités & les modes d’un être indivisible. Car, dit-il, toutes les qualités réelles & inhérentes d’une substance quelconque sont ou des modifications de la substance même, ou des propriétés que Dieu ajoute à la substance en vertu de son pouvoir sur tous les êtres créés. Or il n’y a point de puissance naturelle capable d’agir sur les qualités inhérentes ou ajoutées à un être indivisible ; car si elle agissoit sur elles, ce ne seroit qu’en produisant quelque changement dans la substance même de cet être, c’est-à-dire dans la disposition de ses parties : ce qui ne peut pas arriver, puisqu’un être indivisible n’a point de parties ».