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DÉSIR

être aimé, a dit saint Thomas, c’est parce qu’il fait tout le bonheur de l’homme ; car supposé par impossible que Dieu ne fût pas tout son bien, il n’aurait point de raison ou de motif pour l’aimer. »

En cherchant votre bien et votre plus grand bien, vous avez donc raison, puisque vous obéissez à la nature des choses ; mais il faut le chercher où il est. Or, il n’est ni dans la satisfaction des sens, ni dans l’amour des créatures pour elles-mêmes, ni dans la science, l’étude ou la contemplation, ni dans le repos, ni dans l’amour égoïste, intérieur et comme rentré de vous-même, parce que tout cela est contingent, instable, fugitif ou insaisissable, comme les nuages dans le ciel, comme les flots dans la mer, et qu’un jour viendrait où, ces objets vous faisant défaut, le désespoir vous saisirait. Votre souverain bien est en Dieu, l’être de vous-même, l’être infini et absolu, qui est au fond de tout s’il n’est tout ; parce qu’il est auteur et dispensateur de tous ces biens de second ordre, parce qu’il est immuable et fixe, parce qu’il ne passe point et qu’une fois trouvé et possédé, il ne se perd point.

Sans doute, il y a pour nous du bien dans toutes ces poursuites qui remplissent l’extérieur de la vie ; mais tous ces biens réunis ne constituent pas notre souverain bien. Ils sont licites ; mais ils ne sont ni les seuls ni les plus grands ; et la recherche qu’on en fait doit être subordonnée à la recherche préalable de celui qui les donne et les retire. Tous les amours sont bons, mis à leur place, satisfaits selon leur juste mesure, et dans l’ordre qui leur convient : telle est votre loi. C’est une expérience à faire, tout comme en chimie et en physique quand on veut trouver ou vérifier la loi. — On est toujours puni par où on pèche : contrariez la loi, et la loi, soyez-en sûr, tôt ou tard vous punira. La raison des maux n’est pas ailleurs. Humanité, cesse donc d’aimer mal, d’aimer maladroitement ; d’aimer exclusivement ce qui ne peut l’être sans partage ; d’aimer plus ce qui doit l’être moins ; d’aimer également ce qui doit l’être inégalement ; d’aimer d’abord ce qui ne doit l’être qu’après, en premier lieu ce qui ne doit l’être qu’en second.

La bonne théorie de l’amour ne serait rien moins que la bonne théorie de la vie. En elle est contenue la morale, la philosophie pratique, l’art d’être heureux ou la doctrine de la félicité. Quels sont les êtres ou les choses que nous devons aimer, ? dans quel ordre, en quelle mesure et de quelle manière devons-nous les aimer ? Toute la sagesse, toute la religion est là.

Or, une fois Dieu préféré à toutes choses comme principe et fin de toutes choses ; une fois l’humanité et la nature aimées par amour de lui, à cause de lui, comme venant et tenant de lui, et comme retournant à lui, alors on peut dire avec saint Augustin : AMA ET FAC QUOD VIS ; Aimez, et faites ce que vous voulez. Oui, aimez, ainsi et ne soyez pas en peine du reste. Vous saurez toujours comment prouver votre amour ; l’amour est illuminé : il a la science infuse, et déjà il devine ce qu’il ne sait point encore.

Le bien est l’objet de l’amour, et c’est l’intelligence qui nous le révèle. Or, le désir ou l’amour est permanent en nous, et il veille ; il se meut incessamment sans doute à la lueur de l’idée ; mais de toute évidence c’est lui, le moteur de l’idée, la force et l’aspiration de l’Ame et de sa vie : et par conséquent il est bien plus vrai de dire que l’amour ou le sentiment gouverne le monde, que non pas les idées comme l’a écrit Bacon.

Toutefois, n’oublions jamais qu’en réalité il existe une indissoluble solidarité entre le cœur et l’intelligence, et que si l’amour fait voir clair, l’idée à son tour fait aimer. Mais ces réserves faites, regardez l’histoire : vous verrez que l’amour ou les désirs incessants sont les vrais promoteurs du progrès, du développement indéfini de la civilisation ; et que l’idée n’en est que le moyen. L’idée sans doute nous fait connaitre l’objet et les moyens de l’atteindre, mais enfin ce n’est point elle qui nous le fait aimer, désirer et y tendre. C’est l’amour qui l’aime déjà comme avant de la connaitre, à cause de son essence, qui est d’aimer. Le désir est tellement antérieur à l’idée claire et à la science, que c’est lui qui, s’élançant dans le futur, en dépit de la science actuellement consacrée, détermine le développement intellectuel et tous les efforts qui doivent les approcher de l’avenir. Comment aimer déjà et sans chercher à réaliser ce que l’on désire ? C’est donc le désir qui, en se faisant peuple, accomplit tous les mouvements sociaux, scientifiques et économiques : le désir, l’amour, est de sa nature une source de certitude, par la prescience et la tendance indomptable qui est en lui : il sait parce qu’il aime ; nous voyons que tout ce qui est l’objet des désirs du genre humain dans le temps et dans l’espace existe de toute certitude par cela seul. Concluons, à l’avantage des idées d’association et de solidarité, que tout ce qui, dans les combinaisons de l’esprit et des choses, ou dans les institutions et les rapports légaux des citoyens, apparaît une fois à la multitude comme ayant favorisé la satisfaction des désirs du genre humain et par elle un bonheur plus grand, se réalisera infailliblement, tôt ou tard, par le secret concert des volontés. D’où cette autre conclusion, que notre sort ici-bas, que notre lot, est en raison de notre amour ou de nos désirs