Page:Europe (revue mensuelle), n° 123, 03-1933.djvu/107

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ne méritait pas même le regard d’un borgne. Mais la vue des voitures et leurs attelages, alignés comme les coursiers au départ du poteau, valait à elle seule le prix d’un voyage de New-York à Bucarest. Les cochers ne valaient pas moins. C’étaient tous des Russes, pesant dans les cent kilos, imberbes, laids comme de vieilles femmes grasses, car ils appartenaient hélas, à la secte des châtrés. Taillés en géants, graves et solennels comme des papes, occupant leur siège dans une fière rigidité, ils tournaient le dos au « National », et ce « National » ne méritait pas autre chose. On les appelait des Mouscals, c’est-à-dire, des moscovites.

Et un « Mouscal », c’était tout, toute cette fortune représentée par l’homme, sa voiture et ses bêtes, où l’on ne savait qu’admirer le plus : l’harmonie des lignes ? la splendeur des vernis savants ? La délicatesse des harnais ? La science de la conduite du type en livrée chatoyante ? Ou plutôt, uniquement, la magnifique noblesse des chevaux dont les queues atteignaient le sol et le rythme de leur trot impétueux, qui accaparaient également les regards et réduisaient à rien la beauté crâne de l’élégante renversée sur des coussins moelleux, dans la voiture suspendue sur de souples ressorts et qui glissait silencieusement sur ses roues caoutchoutées ?

On ne prenait pas un mouscal pour faire des courses dépourvues d’agrément, non, jamais ! On le prenait pour « faire un tour à la Chaussée ». Le mouscal et la Chaussée (Kisseleff) se mariaient comme l’amour et la jeunesse. L’un était le complice de l’autre, pour le bonheur de la petite autant que de la grande société bucarestoise. Car la chaussée Kisseleff, ce modeste Bois de Boulogne des Bucarestois, est ouverte à tous ceux qui ne gênent pas la richesse par leur misère trop manifeste. Et une heure de mouscal ne coûtait pas plus qu’un dîner dans un bon restaurant. Le mouscal était pour ainsi dire à la portée de toutes les bourses.

Mais il n’était pas « pour tous les nez ». Et ici on pouvait distinguer l’homme sérieux du frivole, le riche ou le mondain né, du parvenu, du fourvoyé. Rien ne ridiculisait plus cruellement qu’une course avec le mouscal si on n’était pas à sa place. Cette place-là, il suffisait de l’occuper une fois pour y être jugé.