Page:Europe (revue mensuelle), n° 123, 03-1933.djvu/108

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Adrien l’avait compris et s’amusait, un matin du début de juin, à caractériser les bêtes qui se livraient au mouscal dans le cadre de la Chaussée où, pour la première fois, il venait faire une promenade très matinale.

C’était un dimanche. Une petite altercation, qu’il avait eue la veille avec Mikhaïl, lui avait fait quitter le paillasson dès l’arrivée du jour. Rasé de frais, correctement vêtu, il était parti pour le bois. Sans Mikhaïl, ce qui ne lui allait pas. Et assez triste pour un tas de raisons.

Depuis un mois, tous les jours dix heures durant, il restait perché sur une longue échelle d’où il badigeonnait les façades de grands édifices. C’était le plus assommant des travaux du bâtiment et le moins bien rétribué, quarante centimes l’heure, mais il n’avait rien trouvé de mieux. Le soleil, le vent, la chaux l’avaient rendu méconnaissable. Mains et visage marbrés de crevasses. Jambes ankylosées. Courbature. À midi et le soir l’extrême épuisement lui enlevait tout appétit. La nuit les brûlures l’empêchaient de dormir. Il ne protestait pas. C’était le mauvais côté de son destin.

Mais, se disait-il, où allons-nous de ce train-là ? Voilà la question. Ça va bien, travailler dur et souffrir même physiquement. Ça va encore, ne rien lire, ne rien voir, ne pas vivre pendant tout le temps qu’on exerce ce travail abrutissant. À une condition ! C’est qu’il vous accorde la possibilité de faire des économies permettant de prendre des vacances d’une durée égale à celle du travail, sans quoi la vie est une absurdité. Or, comment espérer le temps de vacances, quand avec un salaire de vingt-quatre francs par semaine il était impossible d’économiser un sou, à moins de dormir gratuitement sur un paillasson et de ne se nourrir qu’à moitié ? Pourquoi vivre, alors ?

Il voyait cependant des hommes, tous ses collègues, qui acceptaient cette existence-là avec une soumission bovine de l’enfance au cercueil. À quelques exceptions près, ils supportaient leur sort avec une gaieté dont l’inconscience l’épouvantait. Toute leur espérance se réduisait à une possible augmentation de salaire, bien insignifiante, due à une application à un acharnement, à une servilité, à des intrigues même, que le patron devait un jour remarquer et récompenser.